Sous-titre : Confessions d’un meurtrier. Le terme fait penser directement à Jean-Jacques Rousseau, beau donneur de leçons d’éducation, de vie et de nature (sans rire) et qui abandonnât ses enfants dans le même temps qu’il nous livrait sa profession de foi. Mystère des vies, et des confidences, réflexion sur ce que l’on dit vis-à-vis de ce que l’on fait, mystère et exploration des psychés. Ce film, qui adapte une histoire véritable qui s’est déroulée dans le Cantal, à Raulhac, en 1905, soit le crime de Bruno Reidal, séminariste de 17 ans, sur le jeune François Raulhac, 12 ans, lors d’une rencontre en forêt, avant de se livrer aux autorités, la porte du curé étant close, entrelace la volonté du documentaire biographique, scientifique et rigoureux quand il donne à voir et entendre le récit d’une vie à la manière des nouvelles de Maupassant. Plutôt fascinant de jouer (sans jouer) ainsi sur les genres même au sein d’une image sans éclaboussure, carrée, d’un discours au cordeau, presque à la manière d’une propagande par et pour soi, telle la voix off de Bruno Reidal à réciter le cours de son existence et à formuler une opinion sur lui-même prompte à produire l’opinion de trois médecins légistes qui doivent déterminer sa « maladie ». L’ouverture, grandiose, nous montre immédiatement un gros plan sur le personnage que l’on suivra tout du long, éclaboussé de sang parce qu’il est en train de s’acharner sur… un enfant qu’il décapite avec son couteau quotidien, d’abord en hors champ, avant de révéler l’état de son art, mis à distance dans un plan éloigné dans un premier temps, avant qu’il n’apparaisse plus clairement à la fin : c’est déjà un travail sur le son (on entend les coups dans ce cou qui craque sous la lame et la grimace colérique de l’adolescent) venant se confronter à l’image comme cela sera le cas de bout en bout du récit. Alors, de quoi veut parler le film exactement, car d’un côté se crée le tableau détaillé d’un crime et d’une adolescence insatisfaite quand d’un autre on note la volonté de ne pas expliquer ? Liberté du spectateur, choix du cinéaste, mais après ?
Il faut dire, pourtant, que dans cette fratrie de sept enfants, Bruno Reidal ne se sent pas bien à sa place, malgré sa volonté, son intelligence, sa sensibilité, sa force. Issu d’un milieu miséreux de paysans, loué aux voisins pour les taches rurales, maltraité par sa mère, perdant trop tôt un père qu’il chérissait, premier élève de la classe mais se sentant rejeté ou du moins exclu d’un ensemble de privilèges (pas assez beau, pas assez bien vêtu, trop gauche, pas assez aimé), traumatisé de voir un porc être signé (on retiendra la phrase entendue comme lui « tuer c’est saigner »), victime d’un viol (nœud originel sur lequel le film passe très rapidement, va-t-on savoir) qui le fera jouir pour sa première fois, l’enfant va développer trois aspects dans sa personnalité, comme on verra trois états de l’acteur à travers les excellents Roman Villedieu, Alex Fanguin et Dimitré Doré pour incarner Bruno Reidal : la récurrence de pulsions meurtrières traversant son esprit (et le faisant trembloter, ou est-ce le crime), le goût d’une masturbation continuelle, la recherche d’une proximité avec Dieu pour pallier ces charges émotionnelles sources de frustration permanentes. On pourrait parler, pour caractériser le personnage, de jouissance du mal, prise dans un mouvement perpétuel entre un Eros puissant et un Thanatos impuissant à lui-même que viendrait compenser une quête d’expiation jusqu’à la rédemption. Pourtant, le récit de sa vie nous montre, à travers différents indices mis en image sur sa voix off, un enfant solitaire, aidant, savant, sensible à la violence animale, souffrant du manque d’amour et d’ailleurs incapable d’éprouver aucun sentiment (au point d’être devenu un insatiable du plaisir solitaire sexuel) de ce qui nous en est montré, partageant son lait, prêtant ses livres, voulant juste exister comme quelqu’un d’autre – ce qui n’arrivera jamais. Aucune révolte ni rébellion de sa part si ce n’est son affinité pour une forme de sadomasochisme le rendant obsessionnel d’un plaisir inarrêtable, y compris par la religion, et d’une perversité associée : culpabilité ? Car ne faut-il pas revenir au double nœud liquide lorsqu’il choisit de ne pas voir couler le sang du cochon abattu et lorsqu’il découvre son propre sperme abusé par un berger obèse, contre lequel il n’a rien pu faire mais qui lui aura fait éprouver une éjaculation, une fois oublié que l’acte était forcé ? Culpabilité d’avoir éprouvé un plaisir issu du mal, et tentative de tuer le modèle, le père symbolique, indéfiniment – au passage le père du héros lui fabrique et lui offre un bâton de bois, pour éclairer un chemin ? et quel chemin (de croix) sans repère… Alors totem, sans tabou lorsque tout est avoué, lorsque Bruno Reidal s’offre en guise de récompense la tête de sa victime comme un trophée ? Parce que dans ce film, en plus de l’absence de grands noms du cinéma – les acteurs sont pour certains débutants même si déjà experts –, il est peu question de femme – à part la mère et la sœur dont on fait peu de cas et quelques paysannes dans une procession des villageois, comme, au fond, il est plus question de passé et d’Histoire que de présent, grâce aux flashbacks et à ce montage parallèle.
Mais ne nous sommes-nous pas éloignés… Pas si sûr, étant donné que ce film, qui témoigne de la fascination comme de la répulsion du héros pour ses propres mécanismes, comme il peut nous en faire éprouver à l’écouter raconter et à le voir fantasmer ou faire, parvient à lisser toute émotion. Clinique, mécanique, y compris à l’égard de la pudibonderie religieuse, de l’objectivisme judiciaire, de l’hypocrisie médicale – même si l’on sent chez le médecin Lacassagne, excellent Jean-Luc Vincent, comme le désir de sauver l’enfant telle une autre figure du père ? –, la mise en scène décide de ne pas aller du côté de la justification (alors tout ça pour ça ?) alors même que la scène d’arrestation, qui nous montre un héros réhumanisé, témoigne de l’intérêt que l’on porte au mort face au désintérêt que l’on porte au vivant, regret aussi de Bruno. Vincent le Port porte un intérêt à cette affaire plus récente, bien qu’elle soit passée derrière celle (70 ans plus tôt en Normandie) mise en scène par René Allio dans Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère, compensant par le film le désintérêt porté à Bruno Reidal tout au long de sa vie, pas aidé, pas aimé, pas séduit, pas pénétré, et qu’il ressent puisqu’il l’exprimera dans sa manière de refuser la vie. Alors plutôt que de parler de l’histoire d’un meurtrier, pourquoi ne pas imaginer que, derrière les premiers silences de l’agneau Bruno, auprès desquels résonnera sa logorrhée écrite, il est davantage question de solitude, de construction, d’exploration, de mystère et de survie dans des bois dormants aux couleurs aussi froides que le cœur du héros, ceux d’un enfant rendu solitaire, dont personne n’avait rien à faire ? Voici le premier film long métrage de Vincent le Port, qui, capable de dépasser le drame historique, parvient déjà à faire un état de son art, et sans doute à tuer son père, symbolique, de cinéma, plutôt honnêtement, lucidement, et avec sa détermination singulière.