De Jurassic Park à Bruno Reidal, a priori aucun rapport. Pourtant de la première image de cinéma qui l’a marqué au film exceptionnel qui le révèle cette semaine, Vincent Le Port, jeune metteur en scène de 35 ans, est passé d’une certaine manière de la monstruosité extérieure à la monstruosité intérieure. Comme s’il avait fallu ces années d’apprentissage pour pouvoir s’approcher du mystère de la monstruosité, pour mieux appréhender ce qui effraie afin de tenter de le comprendre. Ce n’est pas la moindre des révélations de cette interviews, l’une des premières réalisées pour nous, en présentiel depuis la sortie de confinement, où, non contents de s’entretenir avec un brillant metteur en scène prometteur, nous doublâmes la mise avec l’interprète principal de son film, le stupéfiant Dimitri Doré. L’entretien prit très vite un tour chaleureux au point de durer une bonne heure et demie, d’où se dégageait une certaine vision du cinéma. Deux artistes enthousiastes et diserts dont on reparlera sans doute beaucoup à l’avenir.
Pour commencer, une question qui sort un peu des sentiers battus. Quelle est la première image de cinéma qui vous a marqué?
Vincent Le Port : eh bien, pour moi, enfant, c’est d’abord Jurassic Park. La mâchoire du Tyranossaurus Rex qui se referme et surtout le bruit que cela fait… Quelques années plus tard, ce fut Matrix des Wachowski, c’était l’époque où je me suis vraiment intéressé au cinéma, en lisant des revues.
C’était vraiment générationnel. Car cela n’a pas grand’chose à voir avec votre cinéma a priori. Et vous, Dimitri?
Dimitri Doré : moi j’étais beaucoup plus théâtre que branché cinéphilie. Mon premier grand choc, ce fut au collège en vidéo une pièce de Barillet et Grédy, Lili et Lily, avec Jacqueline Maillan qui était hilarante et extraordinaire. A partir de là, j’ai vraiment voulu faire du théâtre de boulevard, je me suis retrouvé dans l’école de théâtre L’Eponyme et ensuite dans un spectacle de Jonathan Capdevielle.
Vu le rôle que vous tenez dans Bruno Reidal, vous avez un peu dévié…
D.D. : complètement (rires)! A part cela, j’aimais aussi beaucoup La Grande Vadrouille, les films de Gérard Oury, avec Louis de Funès…La Belle et la Bête de Cocteau m’a beaucoup marqué également. Et aussi Claude Véga.
A voir Bruno Reidal, on vous imaginait comme des gens austères et un peu jansénistes, mais en fait pas du tout…Vincent, quelle est votre formation?
V.L.P. : J’ai fait une prépa littéraire et un BTS audiovisuel, avant d’entrer à la FEMIS en section réalisation en 2006-2008.
Vous avez fait ensuite pas mal de courts métrages assez expérimentaux, dont Le Gouffre qui a obtenu le Prix Jean-Vigo du court métrage. Apparemment, contrairement à certains de vos condisciples qui se jettent tout de suite dans un projet de long métrage, vous n’étiez pas forcément pressé de vous lancer dans un long métrage?
V.L.P. : vous savez, j’avais 24 ans quand je suis entré à la FEMIS. Donc j’avais du temps devant moi. Au moins dix ans pendant lesquels je pouvais apprendre la mise en scène en faisant des courts métrages. Puis Le Gouffre a obtenu une certaine reconnaissance critique qui m’a ouvert des portes.
Le Gouffre est d’ailleurs en noir et blanc. Vous n’avez pas envisagé à un moment de tourner Bruno Reidal en noir et blanc, comme d’autres films d’époque?
V.L.P. : non, bizarrement, je ne l’ai jamais envisagé. Je tenais particulièrement à montrer un certain rapport à la nature, à la magnifier. Tourner en noir et blanc aurait aplani cela. En plus, tous les films qui me viennent à l’esprit, qui me servent de référence, sont en fait en couleurs, comme Van Gogh de Pialat, Barry Lyndon de Kubrick, Kaspar Hauser de Herzog ou Moi, Pierre Rivière de René Allio. Cela permettait de travailler sur les teintes, les différentes nuances de couleurs.
Cela vous permettait aussi d’échapper au cliché du film d’époque en noir et blanc, un peu figé dans le passé, comme Le Ruban blanc ou La Liste de Schindler….
V.L.P. : oui aussi, j’aime bien échapper aux clichés de toute manière. J’aime bien montrer cette sensation d’arriver à la surface du monde ; j’aime bien travailler sur les silences. Le noir et blanc aurait fait écran, peut-être nui à cette sensation d’immédiateté.
Il y a également ce sentiment fort de montrer la France des régions, qui vient peut-être de vos origines provinciales.
V.L.P. : l’histoire de Bruno Reidal se déroule dans le Cantal donc il était important pour moi que cela se passe sur les lieux-mêmes du fait divers. En fait, on a un peu transposé, on a tourné dans le village d’à côté mais le principe est le même. Personnellement je viens de Rennes, d’où mon attachement à montrer une France qui ne ressemble pas forcément à celle de Paris.
Comment êtes-vous tombé sous le charme de Dimitri pour l’engager dans le rôle principal?
V.L.P. : pour moi, il s’agissait d’une évidence. Il m’a fasciné, il était tout le temps naturel. Comme vous le voyez actuellement, il paraît plus âgé que dans le film mais il possède cette capacité à paraître extrêmement jeune, à être parfaitement crédible dans le rôle d’un adolescent.
Vos courts métrages étaient parfois très expérimentaux et vous commencez par un premier film mettant en scène un meurtrier adolescent. Autant dire que cela peut faire fuir le public, cela ne vous inquiète pas?
V.L.P. : non, en fait, je ne fais jamais de calcul. Je mets en scène les projets qui m’intéressent au plus profond de moi-même. Le fait que cela puisse marcher au sens commercial du terme est plutôt secondaire, même si cela m’intéresse évidemment en tant que producteur (NDLR : Vincent Le Port a fondé une société de production Stank avec des amis de la FEMIS et de l’école des Gobelins, au sein de laquelle il réalise ses films). Néanmoins ce ne sont jamais ces raisons qui me motivent pour me lancer sur tel ou tel projet.
Dans votre film, la question du point de vue est très intéressante, voire primordiale. Vous semblez adopter le point de vue de Bruno, via la lecture de son journal en voix off, mais finalement non. Il ne s’agit pas d’être complice de ses actes, ni dans sa tête mais de se trouver à côté de lui et de compatir sans être complaisant. Cela a dû être difficile d’adopter le bon ton, la bonne position par rapport au personnage?
C’était difficile en effet. Il ne s’agissait pas de porter le moindre jugement moral sur son acte ni évidemment de l’absoudre. Il fallait donner au spectateur la possibilité de le voir en tant que personnage, sans biaiser son point de vue, afin qu’il puisse se forger sa propre opinion. Adopter donc une certaine neutralité, une objectivité. Le meilleur moyen, pour ce faire, était de se focaliser sur le jeu des comédiens, et d’afficher à chaque instant une certaine retenue.
Contrairement à ce que l’on aurait pu croire, ce n’est pas le texte qui porte l’émotion. Le texte est assez neutre, presque clinique. Ce qui est émouvant, c’est le témoignage de Bruno mais en tant qu’être vivant, se déplaçant et agissant devant nous.
D.D. : le film montre Bruno un peu dans tous ses états, violent, jaloux, sournois, sensible, à fleur de peau, etc. Pour qu’aucun aspect ne l’emporte véritablement, j’ai adopté le choix de la rétention à chaque fois. Il fallait cela pour ne pas insister lourdement sur tel aspect par rapport à tel autre. On pouvait ainsi suggérer une once d’homosexualité dans son comportement sans en faire l’explication majeure. Quand il lance un regard presque amoureux envers sa future victime, c’est comme s’il le poignardait par avance d’un coup de couteau. Mon travail de comédien consistait à ce que l’on puisse suivre ses pensées au plus près.
Ce qui est très intéressant, c’est que vous évitez l’explication univoque du passage à l’acte. De nombreuses pistes existent, vous les évoquez toutes, sociale, familiale, psychanalytique, psycho-sexuelle, etc. Mais vous ne cherchez pas à élucider définitivement la question du pourquoi, même si elle se trouve au coeur du film.
V.L.P. : Exactement. Je considère que l’on aurait réduit l’intérêt du film et du cas Bruno Reidal si on avait proposé une seule solution. Cela aurait été à l’opposé de la complexité de la dimension humaine que nous offrait cette affaire hors du commun. Par rapport aux faits historiques, il eût été possible d’insister sur sa situation familiale (le rôle de la mère) mais cela aurait trop emmené le film sur un terrain psychologique, alors qu’il était préférable de laisser le mystère intangible et de permettre au spectateur d’échafauder sa grille d’analyse.
La suite de ce passionnant entretien avec Vincent Le Port et Dimitri Doré pour le film-événement Bruno Reidal dans Une Douceur implacable deuxième partie, où seront abordés Robert Bresson, Maurice Pialat, Stanley Kubrick, Martin Scorsese, Paul Schrader, Kelly Reichardt, Six Feet Under, Bruno Dumont, Kelly Reichardt, Alain Corneau, Jean-Luc Godard.