Une douceur implacable : entretien deuxième partie avec Vincent Le Port et Dimitri Doré pour le film-événement Bruno Reidal

Suite et fin de ce passionnant entretien avec Vincent Le Port et Dimitri Doré pour le film-événement Bruno Reidal, sorti cette semaine, réalisé par le premier et interprété par le second, entretien où seront évoqués entre autres Robert Bresson, Maurice Pialat, Stanley Kubrick, Martin Scorsese, Paul Schrader, Kelly Reichardt, Six Feet Under, Bruno Dumont, Kelly Reichardt, Alain Corneau, Jean-Luc Godard. Beaucoup de références qui permettront d’éclairer par un faisceau d’éléments concordants ce film stupéfiant sur ce meurtrier adolescent qui s’est autoanalysé et livré à la police. Et pour commencer, une étrange histoire de cochon signée Michael Haneke…

Dans votre film, à un moment, on égorge un cochon. Cela m’a fait étrangement penser à Benny’s video de Michael Haneke où un adolescent égorge un cochon avant de faire la même chose sur sa petite amie. De là à dire qu’il existe une corrélation inéluctable entre les cochons égorgés, la sexualité et les meurtres commis par des adolescents…

Vincent Le Port : sans blague (rires). Eh bien, cela n’a pas pu m’influencer car je ne l’ai pas vu!

Comment avez-vous procédé pour le casting du film qui semble composé par une forte majorité d’acteurs amateurs?

V.L.P. : oui, je tenais particulièrement à superviser l’intégralité du casting. Les acteurs ont été pour la plupart choisis dans les habitants de la région, hormis quelques professionnels, comme Jean-Luc Vincent, grand acteur de théâtre, qui a été le premier à être engagé pour le rôle de Lacassagne, le médecin qui instruit le dossier Bruno Reidal et va rédiger le rapport médico-légal. C’est lui qui m’a d’ailleurs orienté vers Dimitri pour le rôle de Bruno. Jean-Luc Vincent, je l’avais repéré au théâtre et dans quelques films comme Camille Claudel 1915 de Bruno Dumont.

S’agissait-il d’un clin d’oeil intentionnel vers Bruno Dumont?

En fait, pas vraiment, je ne suis pas un grand fan de Camille Claudel 1915, le film. Dans l’oeuvre de Dumont, j’admire surtout les premiers films, La Vie de Jésus, L’Humanité. Mais Jean-Luc Vincent s’est vraiment imposé comme la pierre angulaire du film, celui qui lui donnait son ton, celui d’une certaine douceur. Mais aussi un côté assez implacable comme la justice qui doit être rendue. .

Tenez, regardez ce que j’ai écrit sur le film sur ma feuille de questions….

V.L.P. : une douceur implacable….(rires)! Eh bien, vous avez bien saisi l’esprit du film.

Dimitri Doré : ce qui est formidable chez Jean-Luc Vincent, c’est un acteur qui fait merveilleusement bien jouer les autres. En plus, il est d’une grande fidélité aux projets et à ses partenaires.

Par rapport à la direction d’acteurs, comment vous situez-vous, surtout lorsqu’il faut diriger des acteurs amateurs, entre l’option assez naturaliste de Pialat ou celle antinaturaliste, très « diction blanche et neutre » de Bresson?

V.L.P. : je suis assez opposé à l’uniformisation du jeu. Je préfère mettre en valeur la diversité des gens. Par rapport à Bresson, même si c’est un immense cinéaste, le fait que tout le monde parle de la même façon est un peu trop uniformisant.

D.D. : ce qui m’a frappé chez Vincent, c’est qu’il prend son temps. Il est très à l’écoute de ses acteurs. Il fait montre de beaucoup de patience, y compris dans les situations compliquées.

Vincent Le Port est un grand directeur d’acteurs. Félicitations d’ailleurs Dimitri, vous avez obtenu le prix d’interprétation masculine au Festival d’Angers. Vincent porte chance à ses acteurs : Zoé Cauwet qui tenait le rôle principal du Gouffre avait également obtenu un prix d’interprétation au Festival de Nice. L’une des grandes difficultés dans Bruno Reidal, c’était sans doute de maintenir une continuité du rôle principal à travers trois acteurs qui l’interprètent à des âges différents.

V.L.P. : oui, c’était l’un des principaux écueils. Il fallait s’efforcer de travailler les singularités pour les fondre dans une certaine continuité. Au moment du tournage, cela s’est avéré assez difficile. Mais vous parlez de Bresson et de Pialat, même si j’aime beaucoup ces cinéastes, ce ne sont pas forcément ceux qui m’ont influencé sur ce film, du moins consciemment, par exemple, par rapport à l’histoire et surtout au personnage, j’ai été plus influencé par Taxi Driver de Martin Scorsese.

Il est vrai que je n’y avais pas pensé mais il existe tout de même un lien via Paul Schrader car l’un des films préférés de Schrader, scénariste de Taxi Driver, c’est Le Journal d’un curé de campagne, film magnifique de Bresson, dont il a repris le commentaire en voix off, dont Bruno Reidal pourrait involontairement s’inspirer.

V.L.P. : oui, il existe sans doute un lien indirect.

Et si vous aimez certains films à commentaire, comme Barry Lyndon, il doit y avoir aussi un lien…Avez-vous eu des influences picturales pour ce film? Certains plans semblent avoir été composés comme des tableaux.

V.L.P. : pas tant que cela. En fait je me suis surtout inspiré des photos de l’époque. Mais j’avais aussi d’énormes bouquins où j’avais collé des photogrammes de film qui m’inspiraient, il y avait un peu de tout, The Master de Paul Thomas Anderson, Mes Petites amoureuses de Jean Eustache, Monsieur Verdoux de Charlie Chaplin… Parfois cela avait un rapport avec l’histoire, d’autres fois, pas du tout. Mais c’était une banque de données qui pouvait m’inspirer. Même si je connais un peu la peinture, les influences picturales relèvent plus du travail du directeur de la photographie, excellent d’ailleurs, Michael Capron. C’est grâce à lui si le film peut faire penser à Rembrandt, Fragonard ou Corot. Son travail a été très difficile car le tournage a été plusieurs fois décalé donc il fallait maintenir une unité dans la photographie.

Comment avez-vous vécu le confinement? Vous en étiez à quel point dans l’avancement du film?

V.L.P. : on avait heureusement terminé le tournage, un peu avant la pandémie. Le montage était déjà à moitié avancé. Donc on a eu le temps d’affiner la forme. Pendant le confinement, j’ai essayé de voir des intégrales de cinéastes et puis je me suis lassé. Lorsqu’on voit une intégrale de cinéaste, au bout du troisième film, tu reconnais assez vite les constantes stylistiques ou thématiques donc cela devient rapidement très ennuyeux. Donc j’ai arrêté les intégrales (rires). Sinon j’ai vu quelques films qui m’ont beaucoup plu, First Cow de Kelly Reichardt, Onoda (que j’ai vu d’ailleurs avec Dimitri) d’Arthur Harari, Get back de Peter Jackson, le documentaire sur les Beatles….

Et vous, Dimitri?

D.D. : moi je suis venu à bout d’une intégrale (rires)! Celle de la série Six Feet Under. Quel régal pour l’écriture, la dramaturgie, le jeu des acteurs. Beaucoup ont sans doute fait pareil pour se réconforter en cette période sombre.

V.L.P. : ah si, j’ai vu un cycle en entier quand même, la trilogie de Bill Douglas, Quand je l’ai vue, je me suis dit que c’était dommage de ne pas l’avoir vue avant le tournage de Bruno Reidal. Et puis finalement, je me suis dit que je n’aurais quasiment rien changé.

Par rapport aux différentes familles du cinéma français, où vous situez-vous? Vous savez, en schématisant, il y a la famille des auteurs, Renoir, Vigo et leurs disciples de la Nouvelle Vague, la famille des cinéastes de la Qualité française, les metteurs en scène, Duvivier, Carné, Clouzot et ceux qui leur ont succédé, et enfin la famille des francs-tireurs qui sont un peu à part, les Bresson, Pialat, Dumont, etc.

V.L.P. : sans prétention aucune, plutôt la troisième. Je ne me reconnais pas tant que cela dans la Nouvelle Vague. J’ai pourtant vu un certain nombre de films de la Nouvelle Vague. Mais en vérité, je suis plus admiratif de Série noire d’Alain Corneau qui me plaît cent mille fois plus que n’importe quel Godard des années soixante. A part cela, j’aime beaucoup certains cinéastes assez inclassables comme Chris Marker, Jean Eustache, certains films de Claire Denis, Luc Moullet. Quand on s’y connaît un peu en cinéma, on admire les films de Kubrick ou de Pialat…mais si on est dans la fabrication de films, on n’est pas si surpris que cela, ils font bien leur job mais ce n’est pas si surprenant, cela correspond à un langage cinématographique connu et déjà bien structuré. En revanche, j’aime beaucoup les films OVNI dont on ne comprend absolument pas comment ils sont faits, comme Edvard Munch de Peter Watkins. Une vraie claque, ce film. Pour moi, Bruno Reidal est un film assez modeste et plutôt accessible, nonobstant son sujet. Parfois, je me lance dans des projets très simples, expérimentaux, comme mon dernier court métrage, tourné après Bruno Reidal, La Marche de Paris à Brest, où je filme un parcours à pied à la manière des marches de Werner Herzog.

Pour vous deux, quels sont vos projets?

D.D. : un film dans lequel j’ai joué, est présenté au Festival de Berlin, A propos de Joan de Laurent Larivière, avec Isabelle Huppert et Swann Arlaud. Et je vais être bientôt dans un opéra Wozzeck d’Alban Berg, mis en scène par Michel Fau.

V.L.P. : pour l’instant, parmi beaucoup de projets, j’ai à nouveau l’adaptation d’un fait divers violent qui s’est passé au XIXème siècle mais il s’agira plus d’une fresque. Au départ, d’ailleurs, Bruno Reidal ressemblait davantage à une fresque faisant le portrait d’une époque mais en raison d’un manque de moyens financiers, on a réduit l’ambition du film pour se focaliser sur le fait divers et l’état d’esprit psychologique d’une personne. Tant mieux d’ailleurs, cela m’a sans doute fait échapper aux travers du film académique. Enfin la plupart du temps. Vous savez, lorsque vous faites des plans et que vous vous attardez sous prétexte que cela fait joli. Je me suis souvent demandé si je n’ai pas fait durer parfois un peu trop ce type de plans parce qu’ils étaient d’époque. Il en reste quelques-uns comme cela dans Bruno Reidal, pas beaucoup, mais quelques-uns. Pialat, lui, les aurait supprimés.

La première partie de ce passionnant entretien avec Vincent Le Port et Dimitri Doré pour le film-événement Bruno Reidal, à lire dans Une Douceur implacable première partie.