Présenté à la dernière Mostra de Venise dans la section Orizzonti, ce premier long métrage de Nehir Tuna est une œuvre remarquable, d’une grande beauté et extrêmement sensible, qui annonce clairement la naissance d’un auteur à suivre de très près.
Le film s’inscrit dans un contexte politique et religieux précis, celui de la Turquie du milieu des années 1990, lorsqu’un gouvernement islamiste se met en place sur fond de tensions très vives entre laïcs et religieux. Si Yurt ne porte pas directement sur ces événements (une scène de manifestation de rue en est l’illustration), il s’en fait néanmoins l’écho de manière intime, à travers le parcours initiatique d’un jeune adolescent.
Ahmet, 14 ans, est dévasté lorsque sa famille l’envoie dans un pensionnat religieux (Yurt). Pour son père récemment converti, c’est un chemin vers la rédemption et la pureté. Pour lui, c’est un cauchemar. Le jour, il fréquente une école privée laïque et nationaliste ; le soir, il retrouve son dortoir surpeuplé, les longues heures d’études coraniques et les brimades. Mais grâce à son amitié avec un autre pensionnaire, Ahmet défie les règles strictes de ce système, qui ne vise qu’à embrigader la jeunesse.
Yurt impressionne à plus d’un titre. En premier lieu, par la délicatesse et la subtilité avec lesquelles Nehir Tuna aborde les problèmes de l’adolescence
Yurt impressionne à plus d’un titre. En premier lieu, par la délicatesse et la subtilité avec lesquelles Nehir Tuna aborde les problèmes de l’adolescence, thème certes classique et abondamment mis en scène à l’écran, mais inséré ici dans une situation particulière. Ahmet est tiraillé entre deux systèmes qui tendent à l’enfermer, le privant de tout espace de liberté. Comme l’explique le cinéaste, « le film retrace ce conflit social et culturel, à travers les yeux d’un jeune homme qui n’en perçoit et n’en comprend qu’en partie les tenants et les aboutissants – mais dont il souffre au quotidien. En effet, Ahmet se trouve à cheval entre ces mondes. » Enfant d’un couple de bourgeois, bon élève, il doit obéir à son père qui, sans doute pour racheter ses propres fautes, lui fait intégrer un pensionnat religieux (qui donne d’ailleurs son titre au film). En l’éloignant de la structure familiale (au sein de laquelle il impose de nouvelles règles étouffantes), il entend que son fils bénéficie d’un enseignement religieux dans une structure privée dont l’objectif n’est autre que de façonner les jeunes gens qui s’y trouvent et ainsi y répandre la pensée islamiste. Dans ce dortoir, Ahmet est immédiatement malmené par certains de ses camarades (notamment en raison de son origine sociale) mais aussi par le surveillant général qui n’hésite pas à recourir aux châtiments corporels. Dans ce lieu fermé où les interdits sont légion, la rencontre avec Hakan, jeune homme venant d’un milieu très modeste, apparaît comme une véritable bouée de sauvetage. L’amitié forte qui les unit bientôt leur permet de tenir et même de rêver de liberté, comme lors de ces scènes sur le toit du dortoir où se réfugient les deux adolescents pour fumer en cachette. Une relation qui se trouble quelque peu et se mue plutôt en attirance réciproque mais sans jamais être avouée ou clairement définie, faisant résonance avec le contexte de la Turquie. Pour autant, dans l’école kémaliste et mixte qu’il fréquente le jour, Ahmet ne semble pas plus à sa place. Si l’établissement paraît plus ouvert, il n’en demeure pas moins un lieu où l’on entend « fabriquer » de bons citoyens turcs, laïcs luttant contre la montée de l’islamisme. L’enjeu est majeur et on ne lésine pas sur les moyens (cf. les scènes de levée de drapeau avec chants nationalistes). Le jeune homme use de plusieurs stratagèmes pour éviter qu’on découvre qu’il fréquente un yurt. Ce qui serait très mal vu. La situation devient là aussi délicate quand il tombe amoureux d’une jeune fille, Sevinç, qui lui avoue ouvertement détester les islamistes. Cette relation amoureuse naissante, le cinéaste la traite de façon subtile, refusant tout aspect purement mélodramatique. Ahmet se retrouve une nouvelle fois pris entre deux feux.
Yurt est un récit d’apprentissage : à l’obligation de se soumettre répond l’envie d’ailleurs qui se traduit aussi par des pulsions érotiques (un tabou dans la société en question).
Rêveur et délicat, Ahmet finit par écouter des œuvres d’Antonio Vivaldi quand sa nouvelle camarade lui révèle qu’il est son compositeur préféré. Cela donne lieu à de superbes séquences oniriques. Yurt est un récit d’apprentissage : à l’obligation de se soumettre répond l’envie d’ailleurs qui se traduit aussi par des pulsions érotiques (un tabou dans la société en question). Le personnage principal évolue, mais pendant quasiment tout le récit, accepte les rôles qu’on lui assigne : être un bon musulman, un bon élève pour ne pas décevoir ceux qui l’aiment. S’il n’est pas un écorché vif au sens propre du terme, il finira cependant par faire ressortir une colère enfouie en lui, lors d’une scène dans laquelle il osera s’opposer violemment à son père avant de l’étreindre avec tout autant de force.
Ce moment émouvant et quelque peu euphorique est d’autant plus beau qu’il est également celui du passage à la couleur.
Ce souffle de liberté, qui imprègne l’ensemble du long métrage, culmine dans une séquence de fugue qui tranche avec ce qui a été vu auparavant : voulant récupérer un hypothétique trésor caché, Ahmet et Hakan partent à bord de la camionnette du pensionnat et profitent de cette indépendance presque totale pour aller se baigner ensemble. Ce moment émouvant et quelque peu euphorique est d’autant plus beau qu’il est également celui du passage à la couleur. Jusqu’à cet instant, Yurt bénéficiait d’un somptueux noir et blanc (il faut saluer le travail du chef opérateur, Florent Herry) qui illustrait l’enfermement dans lequel étaient plongés nos deux protagonistes. Cette transition qui intervient là n’est donc pas anodine : c’est bien une libération qui est filmée. Pourtant, l’issue de la scène sera cruelle à bien des égards. Une note d’espoir qui devient amertume et désillusion, pour Ahmet ainsi que pour l’ensemble du pays, dont on mesure bien l’évolution politique et sociétale récente.
Porté admirablement par le jeune comédien Doğa Karakaş (une belle révélation), s’inscrivant dans le dynamisme d’un « nouveau » cinéma turc, Yurt est assurément l’une des belles découvertes de ce début d’année et un grand film incandescent, ode à la liberté et au libre-arbitre.
RÉALISATEUR : Nehir Tuna NATIONALITÉ : Turquie, Allemagne, France GENRE : Drame AVEC : Doğa Karakaş, Can Bartu Aslan, Ozan Çelik DURÉE : 1h56 DISTRIBUTEUR : Dulac Distribution SORTIE LE 3 avril 2024