Vivre : à la recherche du sens perdu…

Si ce n’est pas une histoire de survivances plutôt que de « vivre » ! En 1886, l’écrivain russe Léon Tolstoï écrit La Mort d’Ivan Ilitch qui vient inspirer Ikiru (1952) au réalisateur japonais Akira Kurosawa en 1952. En 2022, le producteur britannique Stephen Woolley propose l’adaptation à l’écrivain d’origine japonaise qui vit en Angleterre depuis son enfance, Kazuo Ishiguro [prix Nobel de Littérature en 2017 et auteur des célèbres Vestiges du jour en 1989], et souhaiterait un non-britannique à la réalisation : pour Vivre, ce seront le Sud-Africain Oliver Hermanus, qui tourne pour la première fois hors de son pays, et l’acteur dévoyé de ses rôles habituels, Bill Nighy, pour les mettre en images, et, comment ne pas y penser, car pas si éloigné de ce dernier, le fantôme de James Stevens [Anthony Hopkins), pour incarner Mr Williams. Alors oui, s’attaquer au remake d’un chef-d’œuvre de Kurosawa, il fallait oser, mais le film n’est pas dépourvu du charme et du flegme anglais que l’on connaît et que l’on aime tant, et alors même qu’il alterne par endroits entre les mélodrames de l’allemand Douglas Sirk et les romances dramatiques de l’américain Frank Capra…

Entre tous les termes de ces survivances, (grande) œuvre à (grande) œuvre, depuis Tolstoï en passant par Kurosawa pour en arriver à l’adaptation d’Hermanus, c’est bien l’a ‘ombre de la mort qui rôde…

1953, en Angleterre post-guerre, à reconstruire, l’administration publique (le bureau des travaux publics de la mairie londonienne) et ses carcans : le jeune et propret Peter Wakeling débarque depuis la gare de banlieue qui le mènera à Waterloo Station et auprès de quatre de ses collègues dans la nouvelle équipe. Ici, le respect envers le « maître » est total, lui qui est considéré comme « glacial », ne s’assied pas dans leur même wagon, que l’on suit de loin, sans le dépasser, et dont le discours va toujours à l’essentiel. Mr Williams est veuf et non remarié, en charge d’un fils maqué à une patronne : s’ils vivent chez lui, et qu’elle prépare un hachis pour la famille, ils semblent incapables de se décentrer pour remarquer le comportement anormal du papa… qui vient d’apprendre une horrible nouvelle sur le temps qui lui reste à vivre. Dans ces circonstances, Mr Williams, pris à la fois d’une profonde mélancolie en lien avec ses souvenirs (de guerre, de famille, de jeunesse) et à de douloureux regrets, récupère ses économies, traversera les bars avec un acolyte rencontré par hasard sur la côte, égrenant une chanson douce d’origine écossaise, Rowan tree, frêle, faible, fragile, malade malgré sa raide posture en costume trois-pièces et au chapeau melon, so chic… Si l’on entre dans le récit par l’intermédiaire d’un regard indirect porté par les membres de son équipe, c’est au portrait de l’éveil à sa conscience de n’avoir rien été, à force de travail et d’ennui, que l’on assiste, éloge funèbre à une vie trop solitaire, ode à une poésie naissante, hommage sans doute à un récit originel qui s’axait davantage – le film de Kurosawa durait plus de deux heures – sur les rouages d’une administration japonaise (russe à l’origine de l’inspiration) absurde et étouffant ses membres – ce même si la londonienne ne l’est pas moins…

Faible, fragile, malade malgré sa raide posture en costume trois pièces et au chapeau melon, so chic, Mr Williams est campé par un magnifique Bill Nighy.

C’est certainement au directeur de la photographie (Jamie Ramsay) et aux cheffes costumière et décoratrice (respectivement Sandy Powell et Sarah Kane) comme au réalisateur sur ces plans-là, que l’on peut adresser des compliments pour les qualités que l’image de film révèle à la reconstitution, composition et cadrages compris. Le film démultiplie en effet les plans : plongée/contre plongée vertigineuses dès les trajets en train, vus du ciel, et peut-être déjà en écho au vertige que vivra le héros devenu conscient de l’inutilité de toute une vie passée ; champ/contre-champ lors des scènes en intérieur depuis les wagons du train au bureau ; travellings nombreux qui se rencontrent dans des directions opposées, tout en douceur ; ou fondus-enchaînés pour lier le passé et le présent et se jouer des flashbacks – en écho au film originel, le tout dans une image au format 1.66 pris entre le Technicolor, très chaud, et  des images en noir et blanc très clairs, au service d’un aller-retour entre le passé et le présent, orphelins d’un futur qui n’aura pas lieu. Cette manière, souvent classique, est relevée par la musique originale d’Émilie Levienaise-Farrouch – à laquelle s’ajoutent de nombreux morceaux classiques comme la mélodie que chante de façon récurrente Mr Williams, reprise à la fin par la chanteuse folk anglaise Lisa Knapp –, à la fois dramatique et aérienne, parfois très prégnante comme pour venir emplir le vide sidéral vécu par le personnage… apathique par endroits. On peut également saluer le jeu d’acteurs, en premier chef celui de Bill Nighy, qui à lui tout seul, émeut dans de nombreuses scènes, y compris lorsqu’il ne parle pas – c’est à la fois son physique de 72 ans, sa posture forcée et la traduction dans ses attitudes d’un destin qui s’accélère – comme aussi ceux des membres de son équipe à la mairie. La secrétaire les a d’ailleurs affublés chacun d’un sobriquet (l’un est Jules César, Williams est zombie ici quand il était la momie chez Kurosawa) tant ils sont eux-mêmes caricaturaux, dans leur fonction, leur costume, leur lâcheté respective, aussi étriqués et étouffés que le maître qu’ils vénèrent et craignent à la fois. C’est qu’ils sont de petits soldats, capables de petites tâches, ou comme le dira la fin du récit, de petits riens qui pourtant peuvent être grands si l’on y met du sien pour aider des citoyens sans pouvoir. Le film, dont le récit se situe huit ans après la Seconde Guerre mondiale, semble démontrer aussi chez les êtres les conséquences d’un drame et de destructions allant au-delà des décombres matériels. Le titre du film « Vivre » (Living) reviendrait à parler plutôt de la vie des âmes et des cœurs, esseulés dans des pertes, déniés dans le quotidien, aux combats misérables, comme lorsqu’on voit les travailleurs mettre de côté des dossiers importants, ou le fils et la belle-fille de Mr Williams s’intéresser plutôt à un héritage qu’au vieux père dont ils ne sauront rien tout en habitant sous le même toit. Ce sont des scènes sur lesquelles le sourire du spectateur peut naître face à la distance que prend le héros ou la bêtise montrée des personnages, ou inversement une mélancolie partagée car il serait déjà trop tard pour rattraper le temps perdu. La caméra se pose sur des détails : des tubes de somnifères alignés offerts à un inconnu, une énorme glace que dégustera la secrétaire enjouée, le sourire de celle qui la remplacera dans un bureau devenu vide lorsque Mr Williams décide enfin d’agir, ou ces balançoires d’une aire de jeux pour enfants attendue tout le récit durant…

Un film, dont le récit se situe huit ans après la Seconde Guerre mondiale, qui semble démontrer aussi chez les êtres les conséquences d’un drame et de destructions allant au-delà des décombres matériels…

S’il est évident que le registre, la force et l’esthétique de Vivre, malgré une transposition qui respecte l’original et des effets techniques rappelant l’art de Kurosawa, ne peuvent en aucun cas concurrencer Ikiru, qui empruntait plus sérieusement à l’expressionnisme allemand ou néo-réalisme italien d’un côté, au film noir américain d’un autre, il n’en demeure pas moins que le pari d’Oliver Hermanus reste honorable, d’autant qu’il colle à une réalité actuelle, celle de la déconstruction d’une société, de la démultiplication de la maladie d’individus devenus incapables de s’éveiller à leur propre cœur et à leur sort. Vivre consisterait, pour rester dans la reprise, encore moins à se retrouver comme le héros de Ran [Kurosawa, 1985], Tsurumaru, seul à errer en aveugle sur les ruines d’un monde perdu…

3.5

RÉALISATEUR : Oliver Hermanus
NATIONALITÉ : Afrique du Sud
GENRE : drame personnel
AVEC : Bill Nighy, Aimee Lou Wood, Alex Sharp (II), Adrian Rowlings, Tom Burke, Olivier Kris, Michael Cochrane, Zoé Boyle
DURÉE : 1h42
DISTRIBUTEUR : Metropolitan FilmExport
SORTIE LE 28 décembre 2022