En 1993, Val Abraham de Manoel de Oliveira fut présenté au Festival de Cannes à la Quinzaine des Réalisateurs et créa l’événement. Les festivaliers qui le virent à l’époque -nous n’y étions évidemment pas- s’accordèrent pour y voir l’un des plus beaux films du Festival, dans une année pourtant faste, y compris au-dessus des Palmes d’or décernées ex aequo à La Leçon de piano et Adieu ma concubine par Louis Malle et son jury. Trente ans plus tard, la Quinzaine devenue des Cinéastes a eu l’excellente idée de fêter cet anniversaire en présence de Leonor Silveira, la muse de ce film qui y trouva son plus beau rôle, celle d’une divine tentatrice qui lutte contre la maladie issue de son insatisfaction existentielle. Entre-temps, Val Abraham est devenu un secret bien gardé, un mot de passe et de reconnaissance entre initiés qui permet d’accéder à un autre monde. Tous les cinéphiles dignes de ce nom -aussi peu nombreux soient-ils- savent pertinemment que Val Abraham compte parmi les cinq, dix, vingt plus grands films de tous les temps, n’en déplaise au sondage de Sight and Sound. En 2023, le miracle s’est à nouveau reproduit : Val Abraham a été à nouveau, sans forcer, le plus beau film du Festival de Cannes, charmant des nuées de spectateurs par sa sensualité tous azimuts (la beauté murmurée de la langue portugaise en voix off), sa durée-fleuve romanesque de 3h23, la magnifique picturalité de ses cadres, le suprême raffinement de ses couleurs et sa vision poétique du monde.
Mariée sans amour à un médecin qui ne la comprend pas, Ema, pour s’evader de sa vie terre-à-terre, se refugie dans la poésie et le romantisme. Ses amours successives ne voilent pas sa désillusion progressive et, comme Emma Bovary, la conduisent a la mort.
Val Abraham a été à nouveau, sans forcer, le plus beau film du Festival de Cannes, charmant des nuées de spectateurs par sa sensualité tous azimuts, sa durée-fleuve romanesque de 3h23, la magnifique picturalité de ses cadres, le suprême raffinement de ses couleurs et sa vision poétique du monde.
Le sujet de Val Abraham est d’une simplicité biblique : comment la beauté peut lutter contre la réalité implacable de la vie. Manoel de Oliveira, qui avait 84-85 ans au moment de son tournage, a fait de son film une oeuvre de beauté absolue. Tout n’est que luxe, calme et volupté. Val Abraham est fait d’une succession de plans fixes magnifiquement cadrés qui se suivent harmonieusement, se déployant tel un fleuve cinématographique, évoquant les plus grands romans de Proust, Tolstoï ou Dostoïevski. Pour la musique, l’idée géniale est d’avoir utilisé toutes les Sonates au clair de lune composées par Beethoven, Ravel, Debussy, Fauré, Schumann, donnant à la fois une diversité de composition et une unité de ton à l’oeuvre. Comme certains grands films (Il était une fois en Amérique, La Maman et la Putain, L’Amour fou, etc.) dépassant les trois heures, Val Abraham donne l’impression d’inventer sa propre durée et de créer un monde à lui tout seul. On oublie qu’on se trouve au cinéma, on espère simplement que cela ne cessera jamais.
Beauté et sensualité. La sensualité, c’est celle qui apparaît lorsque Ema adolescente (Cecilia Sanz de Alba) plonge son doigt dans la corolle d’une rose, représentant métaphoriquement un dépucelage, ou rit trop fort ou trop vivement, comme s’il s’agissait d’un orgasme. La beauté, c’est celle d’Ema, « une exubérance et donc un danger ». Manoel de Oliveira, à travers le roman d’Agustina Bessa Luis, se livre à une complète réécriture de l’oeuvre de Flaubert. Ema n’est pas ici Emma Bovary, victime de ses dettes et d’une vie au-dessus de ses moyens, petite femme étriquée et médiocre. Ema, incarnée par Leonor Silveira (peut-être la plus belle femme du monde dans ce rôle), est une conquérante des coeurs, une femme fatale qui passe d’homme en homme, pour goûter les plaisirs fugaces de la vie et se retrouve irrémédiablement déçue par la médiocrité qui l’entoure.
Manoel de Oliveira décide de laisser quasiment de côté l’aspect financier, même si Ema et son mari éprouvent des difficultés à la fin du film. Certes, le metteur en scène dresse aussi le portrait de Ritinha, -une servante sourde-muette, qui ne cesse de laver le linge et a connu Ema depuis son enfance-, et ne se prive pas de critiquer l’Europe et les Etats-Unis mais cela constitue un arrière-plan social qui ne prend jamais le pas sur l’essentiel de l’oeuvre. Contrairement à ce qui se passe chez Flaubert, l’enjeu du film ne se situe pas à ce niveau mais est d’ordre métaphysique et spirituel. Comme une artiste, Ema a une vision poétique des choses et du monde et doit se retrouver face à une réalité implacable où elle ne peut trouver de satisfaction nulle part. C’est néanmoins lorsque, ayant fait fortune, Caires, le maître d’hôtel d’Osorio, l’un des ses ex-amants, lui propose de l’aider et de devenir son protecteur, qu’elle se révulse à l’idée de cette suprême humiliation. Elle préfère partir pour une dernière balade en bateau dont elle ne reviendra pas. Manoel de Oliveira y utilise les deux seuls travellings du film dans l’orangeraie qui donnent une tonalité mythique à cette résolution tragique : « rien n’a d’importance mais personne n’imite mieux que moi une belle vie. »
Val Abraham est ainsi un film inoubliable sur les âmes blessées qui ne peuvent se résoudre à déchoir et à accepter une vie moins belle que leurs rêves. Comme l’indique une phrase du film, « l’éclat des feuilles et des étoiles, entre les branches, donnait à cette nuit un ton de compassion sublime ». Sur la corde raide, Manoel de Oliveira parvient à tenir ce ton de compassion sublime pendant tout son film. Un film de toute beauté pour l’éternité.
RÉALISATEUR : Manoel de Oliveira NATIONALITÉ : portugaise GENRE : Chef-d'oeuvre, drame AVEC : Leonor Silveira, Luis Miguel Cintra, Cecile Sanz de Alba DURÉE : 3h23 DISTRIBUTEUR : Capricci SORTIE LE 10 juillet 2024