On peut s’interroger sur l’inspiration de Jean-Paul Civeyrac à filmer une histoire au schéma narratif classique – une femme, commissaire, de tête et droite, endeuillée de sa sœur sur laquelle elle peine à écrire un roman, solitaire bien qu’en couple avec Hugo, un agent immobilier et double, mère d’une Agathe de 25 ans, se voit trompée –, enfermé dans des codes plutôt hétérosexués et des problématiques d’une femme d’un autre temps pourrait-on dire (et pas forcément du nôtre), à choisir une des actrices les plus populaires et les plus belles de sa génération – qui par ailleurs sélectionne ses apparitions à l’écran –, dont le personnage est concentré sur au moins deux questions : la justesse et la vérité de sa vie, de ses actes. Pourtant, actuellement sur les écrans, n’est-il pas question aussi de vies et parcours de femmes, chacune avec sa névrose et des secrets enfouis, et des actrices à présent tout aussi réputées pour les représenter ? On pense à Revoir Paris d’Alice Winocour dans lequel une Virginie Efra gère les conséquences psychologiques des attentats du 13 novembre 2015, aux Enfants des autres de Rebecca Zlotowski, récit dans lequel la même témoigne des manques de maternité, ou à Un Beau matin de Mia Hansen-Løve qui ose le portrait d’une fille en proie avec la maladie de son père en la personne de Lea Seydoux, soit à trois réalisatrices qui s’intéressent à des femmes en mutation, en bascule ou en souffrance. Une femme de notre temps vient compléter ce beau tableau, partant du point de vue d’un cinéaste qui s’attarde à recréer le paysage intérieur d’une femme trompée dans tout son environnement, à la manière d’une Céline Sciamma, non pas en caressant la peinture mais en se jouant du mélange des genres au sein du 7e art, et peut-être, au titre de l’hommage cinématographique.
Tu l’aimes toujours Juliane ? Profondément, je ne voudrais pas lui faire du mal… (cit. d’Hugo, mari adultère).
Une femme de notre temps fait en effet s’entrecroiser drame psychologique et polar de série noire, avec un registre beaucoup plus tragique, autour de Juliane, grandement interprétée par Sophie Marceau, une héroïne prise entre ses différents désirs et obsessions de voir (ou revoir), de savoir (ça.voir) et de com.prendre) : on pense à Elle de Verhoeven, ou même à la mise en œuvre du suspens façon Hitchcock. C’est que Jean Paul Civeyrac semble vouloir atteindre le spectateur non pas forcément par les émotions mais par les sensations, et une forme double de détournement et de frontalité. Les dialogues sont ainsi quasi absents – même si certaines expressions distillées tout au long du film sont mémorables – laissant (toute) la place à la musique (chapeau à Valentin Silvestrov), aux bruits et aux sons, intra ou extra diégétique, à saturation ou étouffés : cris d’enfant (au titre du souvenir de sa sœur défunte), cris d’animaux (au titre des souvenirs de chasse), cris de plaisir (au titre de la tromperie en cours) quand ce ne sont pas les crépitements d’un feu toujours présent. C’est de même un double travail sur les couleurs et la lumière et ses rayons, dont le côté sombre et.ou invisible prend toute l’image, lors de scènes nocturnes, en intérieur comme en extérieur, très nombreuses, et auxquelles viennent se confronter, par exemple, le blanc de draps (honteusement) tachés et de bouquets d’œillets, ou le rouge d’un verre de vin, et de traces de sang, qui viennent dans un scène post-crime ensanglanter des mains entières… On remarque ainsi un travail singulier sur le montage, créateur d’une ambiance cauchemardesque parce qu’il confronte le spectateur au doute à travers l’usage de plans sortis de rêves ou de souvenirs de Juliane, prise entre un passé morbide ou un présent (peut-être) fantasmé, mais dans les deux cas, troublants, et l’usage des gros plans (face, profil, dos) sur l’héroïne quand ce ne sont pas des alternances de champs et contre-champs entre elle et l’objet de sa « vengeance », son mari Hugo, pas assez responsable ou trop coupable… Ces notions sont d’ailleurs interrogées à travers le récit et la fonction même de la commissaire, des gens qu’elle arrête (le mafieux Santis qui reste muet), qu’elle sauve (Virginia et Solène, une mère étrangère et sa fille en proie à Nils, un mari violent), qu’elle traque désespérément ou dont elle interroge la disparition (comme sa sœur). Tous ces personnages ne sont pourtant que des subterfuges que le cinéaste fait traverser l’héroïne pour qu’elle parvienne à se confronter à ses propres émotions, qui doivent finir par sortir d’elles-mêmes, comme ce livre sur lequel elle bute… Re.naissance ?
Je te tuerais si tu me trompais ! (cit. d’Hugo).
Si Jean Paul Civeyrac se joue d’un poétique macabre notamment dans les scènes dans la nature, il intègre sa part de symbolisme au film, en lien toujours avec des choses cachées, secrètes, invisibles, qui, si elles sont symbole de mort, rappellent toujours une survivance, quelque part. Ainsi le film s’ouvre par le corps d’un homme mort dans un parc (ancien policier qui a trop trempé avec la mafia), quand règne un grand cèdre malade au milieu du jardin pourtant fort et solide près duquel renaissent au sol des fleurs liées à la sœur défunte ou réapparaissent des lettres d’amour dans un tiroir du garage mais pas écrites de la main attendue. Les armes (à feu, les flèches) viennent répondre aux larmes que Juliane retient jusqu’à n’en plus pouvoir, malgré des signaux d’alarme : on ne la voit que boire, ou dormir de temps en temps sur un canapé. Tout devient signe portant Juliane à réinterroger le passé et ses fantômes pour peut-être mieux comprendre le présent et sa réalité. Une réalité qui correspond pour elle à une (double) tromperie – ou au fait de se tromper –, soit encore à une autre mort, celle de la relation, aux yeux de celle qui misait tout sur la confiance, la sincérité et la transparence, mais dont l’œil inquiet et curieux n’aura de cesse d’épier les méfaits adultères. C’est ainsi un jeu sur les différents filtres – fenêtres, grillages, portes – qui montrent ou masquent avant de démasquer, des arbres derrière lesquels Juliane se cache, comme derrière l’arbre qui cache la forêt, pour dé.couvrir et nous souvent derrière elle, une vérité. Comble d’une mule (d’effets miroir) que le cinéaste charge, sa fille elle-même témoignera qu’elle ne peut se débarrasser de l’obsession d’un petit copain qu’elle voit partout dans les rues de Londres dans le même temps qu’elle imagine que le couple de ses parents est encore heureux et amoureux lors d’un repas… Illusion, mensonge, ou fiction, Civeyrac travaille au corps son personnage principal, en lui offrant toutes les raisons d’inquiéter son psychisme déjà peu serein : pour éviter de penser, Juliane court à travers prés ou forêts dans les campagnes parisiennes ou normandes… et lentement se désagrège, déjà mince, peu à peu cernée, jusqu’à devenir le fantôme d’elle-même (mention spéciale à l’actrice), remplacée par une maîtresse aussi brune qu’elle, mais qui, elle, vit, crie et hurle de plaisir…
Tu ne demandes même pas pardon (cit. de Juliane, femme trahie).
Dans ce film de fantômes, le récit semble ainsi davantage parler des morts que des vivants, amenant les seconds vers ce qui semble les appeler du plus profond de la forêt : c’est donc à la manière d’un conte de fées que l’on voit Juliane s’y recharger quand elle n’arpente pas les routes de nuit, courant après la tromperie, et plutôt après elle-même après s‘être fuie. Mais à celle qui avait tout pour plaire – physiquement, moralement, intellectuellement –, il manque de vrais affects à exprimer : dans ce film d’apprentissage – ou d’émancipation – à la manière d’un sombre marivaudage où les mensonges font éclater la vérité, son destin semble l’amener à pénétrer dans sa propre obscurité, encore plus d’intériorité et d’intimité pour faire éclater à la lumière ce qu’elle est, ce qu’elle vit, et accéder à encore plus de justesse que celle qu’une juge lui reconnaît dans son écriture. Juliane sortira de ses codes, de son double univers, qui l’écartèlent entre le réalisme sombre de sa fonction de commissaire à rechercher la vérité pendant que celle de sa qualité d’autrice reconnue l’empêche d’avancer, puis de ses gonds jusqu’à commettre l’irréparable. Proche de la folie, la fin, annoncée par endroits à travers des plans jouant avec le fantastique – on pense par exemple à celui en contre-plongée abasourdissant à re.voir sa sœur vivante dans l’entrée de sa villa ou à la scène de voyeuse durant laquelle elle se retrouve à côté de l’acte sexuel de son mari avec une autre –, montre jusqu’à quel point la machine (du cœur) s’est enrayée : devenant une Juliane chasseresse, tour à tour de son arme à feu ou des flèches de son arc, elle devient prête à abattre. L’irréel vient répondre à l’irrationalité qui fait agir une héroïne devenue définitivement intranquille, réagissant de façon pulsionnelle, les flèches (de Cupidon) ne sont dès lors plus d’amour… Si on peut entendre dans ce récit les précédents titres du cinéastes – Les Solitaires, Fantômes, Le Doux Amour des Hommes – prompts à caractériser cette femme de son temps, mise face à la lâcheté à laquelle elle n’échappe pas, étant mutique, c’est peut-être dans le sens psychanalytique qu’il faut entendre ce film : car il aura fallu son temps à Juliane Verbeke.Trachet – autre trouble sans doute de par un nom de jeune fille qu’elle ne parvient pas à utiliser pour signer ses romans – pour accéder non pas à LA vérité, mais à une affectivité étouffée par le déni, la culpabilité, et accepter, enfin, son imperfectibilité, peut-être. Il n’est pas du devoir de la femme de sauver la terre entière : à défaut, il faut se sauver. En bonne commissaire, l’héroïne tragique dans l’image finale de Civeyrac choisira de s’en punir, dans une résolution qui tombe comme un couperet, mais qui semble… assumée, auprès de policiers, à la manière des femmes de tous temps…
Tu n’es rien (cit. de Nils, mari violent).
RÉALISATEUR : Jean Paul Civeyrac NATIONALITÉ : France AVEC : Sophie Marceau, Johan Heldenbergh, Ouassini Embarek,Michaël Erpelding,Cristina Flutur, Héloïse Bousquet, Frédéric Matona GENRE : drame psychologique DURÉE : 1h36 DISTRIBUTEUR : REZO Films SORTIE LE 5 octobre 2022