Les plus beaux films de Clint Eastwood sont sûrement ceux où le cinéaste se montre capable d’une grande sensibilité. Contrairement à l’image publique controversée qui s’est inscrite dans l’imaginaire collectif, Clint Eastwood est en fait un homme au cœur tendre, apte à créer de grandes œuvres où l’émotion prime. Parmi elles, Sur la route de Madison s’est affirmé comme l’un des plus beaux mélodrames du Septième Art, Gran Torino a séduit des millions de spectateurs au moment de sa sortie et Million Dollar Baby a été multi-oscarisé. Leur point commun ? Le thème de la filiation, que Clint Eastwood explore en profondeur pour mieux exploiter le potentiel romantique, voire romanesque, de ses productions. En 1993, le cinéaste réalise Un Monde parfait, certainement son film le plus abouti, où les relations filiales prennent une tournure particulièrement dramatique.
Face à l’échec de son personnage et devant les destins brisés de Butch et Philip, Clint Eastwood dit surtout que la perfection du monde ne peut plus être qu’ironique : ici-bas, la haine, la violence et l’inconscience auront toujours le dernier mot.
Dans ce road-movie non dénué de violence, le destin de Philip, un jeune garçon élevé dans une famille attachée à l’idéologie des Témoins de Jéhovah et où la figure du père fait défaut, croise celui de Butch (incarné par Kevin Costner), un criminel en cavale, lui aussi en mal d’autorité paternelle, qui kidnappera l’enfant. A partir d’un scénario policier, où il s’agirait surtout de rattraper le prisonnier et de libérer le garçon, Clint Eastwood crée une histoire toute autre, inattendue, où se tisse une relation amicale, puis filiale, entre les deux protagonistes. Etonné par le mode de vie du jeune garçon, Butch fait découvrir le monde à Philip : Halloween et son fameux « trick or treat », les déguisements et les friandises ainsi que les virées en voiture sont autant de choses auxquelles Philip n’avait pas accès et qu’il peut enfin goûter aux côtés de Butch, figure masculine auprès de laquelle il deviendra un homme, un vrai.
A travers cette transmission d’une virilité revendiquée, Butch entend surtout réparer les erreurs de son propre patriarche, en étant présent pour Philip et en le préparant à affronter le monde. Dans ses efforts pour que le petit garçon commence réellement à vivre, Butch prône surtout un amour parental trop peu présent dans son éducation et dans la société qui l’entoure. Durant leur voyage, Butch et Philip rencontrent des familles, en apparence heureuses et soudées, qui ne communiquent pourtant que par la violence et les cris : la relation à peine naissante, si temporaire soit-elle, entre le criminel et le jeune garçon paraît donc bien plus naturelle et sincère qu’au sein de ces familles « normales » et de ces foyers désertés par l’affection et la bienveillance.
Tout en nous laissant adhérer à cette surprenante connexion entre deux êtres que tout opposait a priori, Clint Eastwood ne nous laisse jamais oublier pour autant que celle-ci peut prendre fin à tout moment, en nous rappelant le statut éminemment précaire de cette situation d’affection nouvelle. Nous savons pertinemment que la séparation est inéluctable et pourtant, la scène finale ne manque jamais de nous ébranler à chaque nouvelle vision, tant ce qui s’y déroule semble d’une parfaite injustice. Là où la violence règne au final de L’Inspecteur Harry ou d’Impitoyable, la fin d’Un Monde parfait baigne dans une tristesse incommensurable, d’autant plus qu’elle vient expliquer le tout premier plan du film d’une manière éminemment tragique et inoubliable.
De son côté, Clint Eastwood, ici dans la peau du Texas Ranger Red Garnett, se met également en scène dans un rôle un tantinet burlesque, mais principalement et profondément dramatique. Outre le fait que l’acteur commence à mettre à mal sa silhouette invincible de cow-boy en se dessinant comme un homme vieillissant et un peu rustique, son personnage est profondément hanté par une faute passée, qu’il passera l’entièreté du film à vouloir racheter. Face à l’échec de son personnage à retrouver bonne conscience et devant les destins brisés de Butch et Philip, Clint Eastwood dit surtout, en ancrant son film à la veille de l’assassinat de Kennedy et de la fin du « rêve américain », que la perfection du monde ne peut plus être qu’ironique : ici-bas, la haine, la violence et l’inconscience auront toujours le dernier mot. « I don’t know nothing, not one damn thing » prononce d’ailleurs Eastwood/Garnett en dernier ressort, effondré face à un monde au bord du chaos dont la cruauté n’aura jamais autant brillé que dans ce film tout simplement parfait.