Un été comme ça : wild girls…

Le film aurait pu s’intituler Un été en pente douce (35 ans plus tôt, G. Krawczyk) étant donné la douceur et la lenteur avec lesquelles sont abordées les vies pourtant violentes de Léonie (Larissa Coriveau), Gaëlle dite Geisha (Aude Mathieu) et Eugénie (Laure Giappiconi) dans ce tableau offert par Denis Côté, le temps d’un été avec elles et sans Lilas. Ce seront donc trois jeunes femmes, victimes de désirs sexuels communément qualifiés de malsains – parce qu’ils invoquent l’obsession et sa répétition, la violence et ses cicatrices, la nymphomanie et ses dangers –, qui sont amenées, avec l’accord de leurs sexologues respectifs et avec leur propre consentement – la question semble importante –, à vivre une expérience de 26 jours, éloignées de leur environnement souvent solitaire, de leur quotidien plutôt masculin, de leurs pratiques générales : prises entre les quatre murs de leur chambre, avec une autre manière de s’alimenter et de s’abreuver – une cuisinière est à leur service, et elles n’ont pas droit aux drogues et peu à l’alcool –, elles sont entourées d’une nouvelle thérapeute Octavia (Anne Ratte-Polle) – venue remplacer la précédente et inquiétante Monika, pleinement enceinte –, chercheuse allemande et homosexuelle, elle-même accompagnée d’un éducateur spécialisé, le seul homme, d’origine algérienne et en concubinage, Sami (Samir Guesmi). Ces deux autorités, omniprésentes pour les écouter et les entendre, les encadrer et parfois les surveiller, les entourer et, surtout, les voir, ont-elles pour objectif de faire changer le regard de ces invisibles qui passent pourtant leur temps à vouloir se rendre visibles des hommes, en les aguichant, les excitant, recevant des poignées de sperme, prêtes à tenter le pire et à se mettre en danger, à supporter les sévices du bondage ou revivre indéfiniment le cauchemar d’un père incestueux, juste pour exister, cela n’est ni prétendu ni assumé. Si le spectateur apprend le seul passé familial de Léonie, il assiste au tableau des frasques et fonctionnements sexuels des trois jeunes femmes, pris entre différents sentiments depuis l’inquiétude jusqu’à la crainte, de l’appréhension jusqu’à la douleur –, le temps d’une sortie de 24h qui laisse croire que le travail thérapeutique n’a aucun effet sur leurs pulsions, ou leur évolution, si tant est qu’une soit possible – non par morale, peut-être pour plus de sérénité au monde. Ainsi durant 2h17 – que certains trouveront longues alors qu’elles semblent nécessaires pour illustrer cliniquement et minutieusement ces journées presque documentaires donc –, nous assistons à un double huis-clos (dans l’enceinte d’une maison et ses abords et dans leur corps) et vis-à-vis duquel aucun jugement n’émerge – de la part des personnages ou du cinéaste –, aucune prise de parti n’est proposée :  Denis Côté n’a aucune volonté morale, ce qui n’enlève rien au caractère politique de son œuvre. Imaginer que le cinéaste souhaite donner à voir les désirs et fantasmes sexuels déviants mais assumés de femmes, qui sont généralement non admis, serait naïf, eu égard aux indices (familiaux) et aux modalités sexuelles choisies : père incestueux dont le souvenir du sperme séché sur les cuisses est un souvenir indéfiniment revivifié, footballeurs qui s’amusent à enchaîner des fellations (pire qu’une tournante), jeu de shivari à la limite de la lacération, ces femmes aimeraient cela… parce qu’elles ne connaîtraient que ça. Parallèlement pourtant, Eugénie est montrée comme une grande dessinatrice quand Léonie possède un art du récit à la hauteur de l’originale tatouée Gaëlle…

Un été comme ça possède des qualités singulières démontrant la vision d’un cinéaste proche des préoccupations sociétales actuelles – le féminin et son existence heureuse au monde

Un été comme ça, bien que possédant des qualités singulières démontrant la vision d’un cinéaste proche des préoccupations sociétales actuelles – le féminin et son existence heureuse au monde –, est d’abord un film référentiel. Si dans un premier temps, le choix de l’isolement de ces femmes qui ne sont pas considérées pourtant comme malades fait penser à ce que Michel Foucault a nommé « hétérotopie » (dont il faut réécouter la conférence à ce sujet), comment ne pas voir un clin d’œil, même si le cinéaste ne s’en réclame pas, aux Garçons sauvages, premier long métrage de Bertrand Mandico, une œuvre qui rend hommage aux femmes à travers le tableau des travers et déviances de garçons qu’on amène à interroger leur sexualité ? L’idée du huis-clos, la présence d’une thérapeute à l’image du docteur Sèverin, le support d’un éducateur au titre du Capitaine et l’absence d’hommes, des habitus changés, et une non-fin (d’un côté à la mer, d’un autre dans un lac) malgré le passage par un changement de masque (cf. les visages marqués d’argile verte) font se croiser les histoires de ces garçons.filles sauvages, pour qui d’ailleurs, tout peut recommencer comme avant à la manière d’une fatalité humaine, hommage aux femmes, hommage aux sorcières y compris celles qui sont dans un plus droit chemin. Car face au tableau du destin des trois jeunes filles considérées comme déviantes, Denis Côté choisit aussi de nous faire partager la vie (sentimentale et professionnelle) des deux thérapeutes, Octavia et Monika, l’homo et l’hétéro, respectivement prises entre une mort (une séparation) et une naissance (un accouchement), y compris de celle de la cuisinière, via des indices nous montrant la chance qu’elle a, elle, de son propre discours, d’avoir deux filles dans un plus droit chemin… Comment enfin ne pas penser aux contes rohmériens, au récent Nymphomaniac (LVT) comme à une des œuvres majeures de Bergman, que ce soit à travers le prénom Monika (Un été avec Monika !) ou des scènes faisant figure d’hommage au cinéaste, gros plan, dialogue, immersion dans le corps de ces femmes jamais considérées comme des persona non grata, mais dont l’image peut alors faire douter qu’il s’agit plutôt d’un hommage à ces hommes, soit à soi-même ? C’est qu’en regard du traitement du féminin et du traitement cinématographique, Denis Côté choisit, l’absence d’hommes dans ce microcosme censément bienveillant, ces derniers étant généralement montrés et entendus de loin (cf. la scène des footballeurs), vus à travers un membre (une main lors de la scène de bondage) quand ils ne sont pas en hors-champ ou perçus à travers l’image virtuelle d’un souvenir cauchemardesque (voir la scène du père dans la baignoire). Ce sont pourtant bien par et pour eux qu’Eugénie, Léonie et Geisha ont décidé d’exister, responsables mais pas coupables… Pourtant un seul règne, à qui toute tentation est interdite – et dont un spectateur lambda peut imaginer la frustration –, Sami, droit (physiquement comme mentalement), dans le contrôle, l’écoute et la bienveillance et en maître des lieux et du discours. Car il s’agit bien d’un film dans lequel le discours, la mise en récit, le questionnement sont des piliers, à l’oral, à l’écrit, à l’écran. Pourtant, malgré la neutralité de ton volontaire tout au long comme de jeu – car les personnages sont bien campés dans leurs rôles et fonctions –, comme si personne ne possédait de sentiments ou ne pouvait les exprimer, des indices sont lâchés redonnant vie à ces corps enfermés dans la mise en scène de leur plasticité : regard provocateur mais tout autant hagard de Geisha, micro-larmes coulant sur le visage de Léonie quand ce n’est pas Eugénie qui est montrée touchée au cœur de la tendresse voire du désir de la thérapeute Octavia. Des peurs existent bien malgré la part donnée à l’hypersexualité, à cheval, en canoë, et dans la solitude des champs de blé…Le Chéri fais-moi mal a donc ses limites… Neutralité, c’est en effet ce que le film vise, à travers l’absence de musique, l’usage d’un format particulier (le 1.66 à plusieurs reprises), d’une pellicule qui alterne des flous et des nettetés, à la manière documentaire, via les témoignages, jamais forcés, comme au naturel, ce malgré l’érotisation d’une image qui vient faire un pied de nez à ce que serait une même œuvre pornographique. Alors quoi ?

Si cette œuvre possède une singularité indéniable, en mettant au jour un sujet rarement traité au cinéma (et encore moins au Québec), en opposant un point de vue sur les pulsions, les fantasmes, les névroses des femmes, par leur banalisation en vue de leur acceptation, elle reste pourtant fermée sur elle-même, comme prise dans sa propre toile d’araignée (cf. celle énorme que l’on verra apparaître sur le mur de la chambre d’Octavia). S’il est acceptable qu’une sexualité libre et sans cœur existe et soit montrée dans ses bienfaits, spécifiquement pour les femmes, le processus même d’isolement par lequel les jeunes filles doivent passer ainsi que la volonté de neutralisation totale annulent toute possibilité de liberté et de libération comme en témoignera la fin. Sentiment d’échec de la part du thérapeute, mélancolie du travailleur social, tristesse de la cuisinière, et mieux vaut que les trois filles disparaissent sous l’eau à travers une belle pirouette. Dans le même temps qu’un regard a été porté par les personnages sur d’autres, avec pour vocation initiale de les faire évoluer, on peut se demander en quoi consiste alors le regard du cinéaste sur son objet, dans ce film expérience, qui choisit à la fois la provocation et une impartialité assumées, ne permet pas qu’on comprenne de quoi était fait cet été, à part d’un désir échoué. Au témoignage du cinéaste lui-même « Il s’agit de faire un film avec les femmes, pas un film sur les femmes » (Radio Canada, février 2022), on peut peut-être opposer deux autres prépositions, par et pour, ce qui autoriserait à penser que les femmes ne sont pas de simples objets… de ciné. Alors, voyez le film, partagez l’expérience, et si vous n’entendez rien à la psychanalyse, peut-être que vous le comprendrez… Avoir laissé agir librement ces femmes, les avoir laissées s’exprimer laisse à présent l’espoir qu’on peut les laisser exister mais en paix.

3.5

RÉALISATEUR :  Denis Côté
NATIONALITÉ : canadienne
AVEC : Larissa Corriveau, Aude Mathieu, Laure Giappiconi, Anne Ratte-Polle, Samir Guesmi
GENRE : Drame 
DURÉE : 2h17
DISTRIBUTEUR : Shellac 
SORTIE LE 27 juillet 2022