On a longtemps compté sur Naomi Kawase pour devenir la deuxième femme réalisatrice à remporter la Palme d’or cannoise après Jane Campion, de par son univers très personnel et mystique, sa régularité en compétition, son style panthéiste de mise en scène. Cela aurait pu arriver en 2020 car, avec True Mothers, elle signe incontestablement l’un de ses plus beaux films qui lui aurait valu a minima une place de choix au palmarès. Malheureusement la pandémie s’en est mêlée. Néanmoins il n’est pas trop tard pour voir et célébrer True Mothers, sans doute, avec Drunk,de Thomas Vinterberg le plus beau film de la compétition cannoise de 2020, qui n’a jamais eu lieu.
Satoko et son mari Kiyokazu, un jeune couple n’arrivant pas à avoir un enfant, choisissent d’en adopter un dans un centre d’adoption, Baby Baton, qui permet à des personnes stériles de recueillir les enfants de celles qui ne peuvent les garder. Six ans après leur adoption d’un petit garçon, Asato, ils reçoivent un appel d’une femme qui annonce être Akari, la mère biologique de l’enfant, et qui cherche à leur extorquer de l’argent. Mais est-elle la vraie mère de cet enfant?
Pour son très bel esthétisme, son scénario dépourvu de failles, ainsi que sa compréhension intime du cosmos, True Mothers aurait sans doute mérité un prix, voire la plus haute récompense, la Palme d’or, lors du Festival de Cannes 2020. Il ne l’obtiendra jamais, nous le savons, mais le public peut peut-être la lui donner. Ce ne serait que justice.
On pensait avoir définitivement perdu Naomi Kawase après Vers la lumière et surtout Voyage à Yoshino, des longs métrages qui restaient pourtant fidèles à ses préoccupations de toujours, la communion avec la nature, la recherche d’une communication au-delà des mots avec les êtres humains, le filmage de l’invisible, mais finissaient par se perdre dans une abstraction et un mysticisme un peu creux. Or, avec True Mothers, elle signe sans doute son film le plus accessible et le mieux construit, reposant sur une dramaturgie éprouvée en huit actes clairs et distincts. Elle le doit à l’adaptation du roman homonyme de Mizuki Tsujimura, qui lui aurait certainement permis de remporter a minima le prix du scénario au Palmarès de Cannes 2020. Néanmoins True Mothers n’est pas seulement le résultat d’un scénario parfaitement construit, tissant et ménageant des suspenses haletants (qui passe ces mystérieux coups de fil? qui est la femme réclamant Asato? quel est son sort annoncé par la police?), tous les flash-back s’emboîtant diaboliquement jusqu’à la résolution finale. C’est aussi un grand film de mise en scène. Il suffira souvent à Naomi Kawase d’utiliser des effets d’une simplicité absolue pour montrer ainsi toute la puissance de sa mise en scène : des pleurs sur la bande-son avant que l’on s’aperçoive qu’il s’agisse de la mère d’Akari ou à la fin, la voix d’un enfant avant qu’on l’on ne s’aperçoive de sa présence. Un message manuscrit remis lors d’un entretien ainsi qu’une chanson pop serviront de fils rouges au film. Il suffira également à Kawase d’utiliser le changement de couleur d’une chevelure, du brun au roux, et un blouson d’un jaune éclatant, pour signifier l’appropriation d’une personnalité par une autre.C’est comme si Naomi Kawase avait enfin intégré tous ses plans esthétiquement sublimes, panthéistes et mystiques, dans une narration magnifiquement déconstruite et lisible, lui évitant de se perdre dans un formalisme vide, d’où les interludes de plans en extérieur, respirations narratives, qui font miroir aux séquences similaires dans les films d’Ozu.
Car, avec True Mothers, Naomi Kawase se place sur le terrain des relations interfamiliales, domaine cher à Ozu et plus récemment à Hirokazu Kore-eda. Concernant la thématique de départ de True Mothers, on pense en effet à plusieurs reprises aux films de ce dernier, Une Affaire de famille ou surtout Tel père, tel fils, quant au traitement du sujet de l’adoption, de la comparaison entre liens du sang et liens du coeur. On peut croire en effet à première vue que True Mothers traite des difficultés de l’adoption et de la séparation de l’enfant et de la mère biologique. Qui est en fait la véritable mère? Celle qui a élevé l’enfant, Satoko? Celle qui l’a porté, Akari? Celle qui a créé Baby Baton pour permettre à tous ces enfants de trouver une famille, Asami? Toutes, en vérité, ce qu’indique le pluriel du titre True Mothers, ce qui initie une très belle réflexion sur la maternité, positive et non exclusive, un hymne à toutes les femmes en général, les rassemblant sans les opposer. Naomi Kawase aurait pu se contenter de montrer les affres de la mère adoptive, en en adoptant le point de vue un peu schématique et manichéen, mais réussit à faire prendre une autre dimension à son film au bout de quarante-cinq minutes, en renversant la perspective et en adoptant le point de vue de la mère biologique, Akari, mère adolescente de quatorze ans, enceinte à la suite d’une idylle amoureuse, Akari sera d’ailleurs confrontée à d’autres mères précoces venant du commerce sexuel de la prostitution.
True Mothers, bien plus qu’un énième film-dossier sur l’adoption, devient surtout à partir de la confrontation entre les deux mères, un film passionnant sur l’identité et ses possibles travestissements et variations.
Néanmoins, l’adoption n’est pas le véritable sujet de True Mothers, il ne l’est qu’en apparence, dans ce film consacré aux apparences. Comme Chabrol le disait à la fin de son dernier film Bellamy, citant le poète et dramaturge W.H. Auden, « il y a toujours une autre histoire, il y a plus que ce que l’oeil peut saisir. » Une femme peut en cacher une autre : derrière la mère adoptive, la mère biologique, leurs histoires se succédant, ce qui contribue à ne pas valoriser pour le spectateur un point de vue par rapport à un autre ; de même, derrière Akari, pourrait se trouver l’ombre de Konomi, sa camarade prostituée de Baby Baton ou celle de Tomoka, sa collègue de l’entreprise de livraison de journaux, toutes deux possédant une force vitale (celle du jaune soleil éclatant de leur blouson) qu’elle ne possède pas a priori. Une histoire peut aussi en cacher une autre : derrière celle de l’adoption, Kawase se pose une véritable question de mise en scène, comment reconnaître quelqu’un ? Par son comportement? Par son apparence? Comment identifier quelqu’un si la personne en particulier évolue en quelques années, que ce soit physiquement ou moralement? Le véritable sujet caché de True Mothers est donc ainsi la permanence de l’être au-delà du paraître, et ce qui peut permettre de l’identifier. Akari, au bout de cinquante minutes de film, devient la véritable protagoniste du film, son coeur vibrant, son point d’interrogation. Qui peut-elle bien être et qui serait donc la personne qui prétend prendre sa place? True Mothers, bien plus qu’un énième film-dossier sur l’adoption, devient surtout à partir de ce moment un film passionnant sur l’identité et ses possibles travestissements et variations. Cette question se retrouve également dans l’interrogation de Satoko au sujet d’Asato au début du film qui emprunte le prétexte dramatique du Dieu du carnage de Yasmina Reza : Asato, cet enfant paisible, peut-il être cet être violent qui aurait poussé un de ses camarades d’école sur un toboggan? Les potentialités insoupçonnées d’un être peuvent-elles aller jusqu’au suicide, comme l’évoque avec tristesse et inquiétude le chef d’Akari? Comment peut-on reconnaître quelqu’un avant qu’il ne soit trop tard? Comme l’énonce la chanson fétiche du film, « je vais te trouver où que tu sois« . Il suffit d’un signe, d’une main tendue, d’un message, pour pouvoir reconnaître ces personnes en détresse, les identifier, peut-être les sauver.
Le principal écueil des films de Naomi Kawase réside parfois en un sentimentalisme à fleur de peau, à la limite du larmoyant. Dans True Mothers, elle y échappe presque totalement, ce qui en fait très largement l’un de ses tout meilleurs films, depuis La Forêt de Mogari ou Still the water. Elle représente aujourd’hui l’une des rares et seules cinéastes avec Terrence Malick à relier l’histoire individuelle à l’univers dans son entièreté, à replacer ses personnages dans l’infini du cosmos. Quelques plans de True Mothers évoquent d’ailleurs le style de Terrence Malick, en particulier dans The Tree of Life : des ombres géantes sur un trottoir, un plan-énigmatique de flash-forward sur une Akari en costume d’adulte installée, tel le personnage de Sean Penn dans le film de Malick. De très beaux plans-tableaux servent ainsi à inscrire le destin des individus dans l’immensité de l’univers : Akari faisant du vélo au ralenti, se décidant à quitter sa famille, le moment où elle regarde avec son bébé dans son ventre le soleil d’Hiroshima, tous les plans de mer, de ciel ou de fleurs faisant preuve d’une attention incroyable et quasiment unique pour la nature et ses multiples développements. Comme le dit Satoko, « tout est connecté, cette mer est la même que celle d’Hiroshima« . Pour son très bel esthétisme, son scénario dépourvu de failles, ainsi que sa compréhension intime du cosmos, True Mothers aurait sans doute mérité un prix, voire la plus haute récompense, la Palme d’or, lors du Festival de Cannes 2020. Il ne l’obtiendra jamais, nous le savons, mais le public peut peut-être la lui donner. Ce ne serait que justice.