Les Alchimistes

Tótem : malade comme un sien

Depuis l’arrêt malheureux de la société de distribution Rezo Films pour liquidation judiciaire, structure qui a accompagné des grands noms de l’histoire du cinéma comme Bergman, Rohmer, De Broca et tant d’autres auprès des exploitants de salles avec toujours la même urbanité, on craignait que le regrettable naufrage du navire emporte avec lui le dernier film de son line-up : Tótem. Après plusieurs mois sans logis, le deuxième long-métrage mexicain de Lila Avilés, qui fait suite à La Camarista, a finalement trouvé un toit en la demeure de la société de distribution Les Alchimistes.

Sol, une enfant solitaire, se prépare à la fête d’anniversaire de son père dans la grande maison familiale. Tandis que son père, malade, prend le temps de se parer à l’abri des regards, les membres de la famille soudent des liens en même temps que se délient les langues. Au fur et à mesure de la journée, Sol comprend que son monde et celui de ses proches ne sera plus tout à fait le même. 

Ceci n’est pas qu’une diablerie, c’est toute la beauté de Tótem : le monde est une usine à mourir et les enfants les moteurs d’un espoir. 

Dans les toilettes publiques, une jeune fille occupe le trône. C’est Sol (l’incroyable Naíma Sentíes), sept ans, les cheveux en chignon et le t-shirt rose qui voit poser par sa mère sur sa tête, une perruque arc-en-ciel en guise de couronne. La princesse s’esclaffe lorsque Lucia (Iazua Larios) sa mère, incapable de se retenir, urine dans le lavabo à proximité des toilettes. Il ne faut pas plus que l’exiguïté d’un espace de moins de trois mètres carrés pour que Lila Avilés arrive à restituer la relation d’une mère et d’une fille, prises dans les petits trésors de la complicité. Des sanitaires jusqu’à la maison familiale dans laquelle se déroule l’entièreté de l’intrigue – La Camarista, son premier film, était déjà un huis clos – un pont relie les deux espaces que traversent en voiture Sol et Lucia. À son passage, elles prennent leur respiration et s’invitent mutuellement à faire un vœu. Je veux que papa ne meurt pas, dit Sol. 

Si le format 4/3 reproduit artificiellement les murs de la maison familiale, Lila Avilés dynamise cet espace, créant de la vie à partir des êtres qui l’animent, huilant la machinerie des interactions humaines, soufflant le vent des mouvements et attisant de ce fait des sensibilités singulières. Derrière les vitres de cette maison, les déplacements des unes conditionnent les activités des autres et les occupations des premières empêchent celles des dernières. Les femmes sont nombreuses, filles et mères complices en cuisine et sous la douche comme la cousine de Sol, Esther (Saori Gurza) et sa mère, Nuria (Montserrat Marañon) qui se sont lancées dans la réalisation du gâteau d’anniversaire. Au fur et à mesure des préparatifs de la fête annoncée le soir, on découvre une galerie de personnages peints avec la précision d’une étude des mœurs, sans y dérouler une biographie mais en offrant aux spectateurs la possibilité de les appréhender dans un mouvement vraisemblable qui nous fait dire et comprendre que ces gens-là mènent comme nous une vie qui relève du miracle. Ces femmes qui se définissent par leurs paroles, par leurs actes, par leurs empêchements et ces hommes qui, en contraste par leurs corps fragiles, font l’exposé d’une débilité organique comme l’illustrent les deux personnages masculins de ce film : le grand-père utilise un larynx électronique pour s’exprimer et le père de Sol, isolé des préparatifs, figure totémique, éléphant dans la pièce malgré son absence, est rencogné par les racines de la maladie dans sa chambre sombre. 

Parmi les couloirs de cette maison, Sol déambule, écoute derrière les pans de murs les histoires qui se racontent. Par le regard d’un chien, on assiste à la scène de la tante qui fait appel à une médium afin de chasser les esprits négatifs de cette bâtisse qui a déjà englouti une grand-mère. Elles sont folles, dit le grand-père. Elles sont folles, répète gaiement sa petite fille qui regarde un bout de pain brûler à l’extrémité d’un bâton. Dans quelle chambre est-elle morte ? demande Sol, contaminée par la finitude de la vie malgré son jeune âge. Alors qu’elle s’isole régulièrement, Sol trouve refuge dans une cabane au fond du jardin où elle interroge son téléphone sur la date de la fin du monde. Inquiète de ne plus obtenir l’amour de son père calfeutré, la jeune fille trouve des occupations dans ce monde où les animaux tiennent toute leur place : des escargots qu’elle dépose sur des tableaux qui remplacent ceux peints par son père, une discussion avec un perroquet, des guêpes éprises de nectar, un chat nourri au café par sa cousine, un cochon-tirelire, un poisson rouge pour cadeau renommé Nugget. Dans cette maison, le monde est vivant, il est déjà une fête et il ne se limite pas à ses humains. 

Si les adultes jouent sur les syllabes des gros mots de la maladie pour que les enfants ne relèvent pas la gravité de la situation, ce jeu de langage ne contorsionne pas le réel : les nouvelles sont mauvaises et la famille est fauchée pour une nouvelle prise en charge médicale. Pour autant, dans son dernier segment, lorsque la nuit tombe, alors que le père Tonatiuh (Mateo García) se décide à montrer son corps amaigri à sa fille, le film prend le chemin lumineux des festivités empruntant la voie d’adieux. Malgré la fébrilité de Tonatiuh, une douceur naturelle émane de ce corps courbé, de cette tête penchée, cachée sous la jungle de ses cheveux fatigués. Avec l’amour de ce père, Sol sort de son cocon, de sa cabane de coussins qui se fissure pour s’ouvrir jusqu’aux bras de ses parents, un nouveau chez-soi. La petite Ponyo – c’est ainsi que se fait appeler Sol par son père – étreint ses parents devant la dernière peinture réalisée par Tonatiuh. Sont illustrés tous les animaux qu’elle préfère, une Arche de Noé pour son regard, une peinture qui perdurera après l’effacement des corps.

Comme les grains de tamarins offerts, un cadeau dans lequel on perçoit des formes créant des images, on imagine la fin de cette histoire dans la lumière des bougies qui illuminent le visage de Sol, visage qui hantera pour longtemps les spectateurs de Tótem. Restent une bouleversante chambre vide, la lumière du soleil qui la balaye et le souvenir d’une petite fille exceptionnelle, faisant une avec sa mère dans une prestation musicale remarquable, la croyance en la lumière d’une gamine qui porte le nom du soleil. Comme le disait la médium, il faut laisser place à la lumière et au feu. Ceci n’est pas qu’une diablerie, c’est toute la beauté de Tótem : le monde est une usine à mourir et les enfants les moteurs de l’espoir. Comme énoncé par la famille mésoaméricaine de Tonatiuh : le temps est cyclique comme le soleil, et tout recommencera…

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RÉALISATRICE : Lila Avilés
NATIONALITÉ : mexicaine
GENRE : drame
AVEC : Naíma Sentíes, Montserrat Marañon, Marisol Gasé
DURÉE : 1h35
DISTRIBUTEUR : Les Alchimistes
SORTIE LE 30 octobre 2024