Depuis The Grand Budapest Hotel, Wes Anderson est reconnu comme un maître de la mise en scène : narration proliférante, distribution pléthorique, symétrie des cadrages. Wes Anderson est devenu identifiable en quelques plans, ce qui est assurément la marque d’un style. L’Ile aux chiens, The French Dispatch, Asteroid City sont venus ensuite confirmer cette maîtrise qui vire peut-être par moments à l’asphyxie pour le spectateur. Pourtant ce dernier ne connaît pas forcément les merveilleux La Famille Tenenbaum, Rushmore, La Vie aquatique, ou encore moins Bottle Rocket, à l’époque où Wes n’était pas encore devenu Mister Anderson. Jetons donc un regard rétrospectif en classant tous les films du virtuose texan. L’on sera peut-être très étonné de voir les oeuvres qui dominent cette filmographie extraordinaire, ce Pays des Merveilles, où aucun film n’est véritablement un échec, et où tous sont des joyaux qui brillent de mille feux et nous ravissent à chaque revisionnage.
11. A bord du Darjeeling Limited (2007)
Cinquième film du magicien texan, A bord du Darjeeling limited inaugure le principe du voyage du cinéaste dans un pays, le film en résultant, reflétant la somme des connaissances ingurgitées par Wes Anderson sur le pays en question. Après l’Inde dans A bord du Darjeeling Limited, Wes nous promènera dans une Europe imaginaire (Zubrowska, un pays qui n’existe pas dans The Grand Budapest Hotel), puis au Japon (L’Ile aux chiens) et enfin dans une ville moyenne de France (The French Dispatch) avant de revenir aux Etats-Unis en 1955 (Asteroid City). Pourtant, c’est aussi le premier film où les dialogues manquent de naturel, où la belle mécanique tourne un peu à vide. Que reste-t-il du film plus de quinze ans plus tard? Le trio de pieds nickelés, faux frères et vrais amis, représentés à l’écran par Owen Wilson, Adrien Brody et Jason Schwartzman, miroir du trio de scénaristes (Wes, Roman Coppola et toujours Jason Schwartzman) ; un plan obsédant, un type (Brody) qui court au ralenti, double un Bill Murray et finit par poser le pied sur un train qui l’emmènera bien loin ; et une chanson triomphante de Joe Dassin sur le générique de fin, Sur les Champs-Elysées, c’est à la fois peu et cela veut dire beaucoup.
10. Asteroid City (2023)
Comme tout le monde, en 2020-2021, Wes a été confiné, s’est mis à l’arrêt et en a fait la métaphore (transparente) de son nouveau film, une ville imaginaire des Etats-Unis mise en quarantaine en raison de l’irruption inattendue d’un extra-terrestre (le virus?). Wes est devenu quasiment déflationniste : plus d’humour, plus de musique pop, plus de rythme virevoltant. Il se retire volontairement tous ses meilleurs arguments pour voir ce qu’il reste : « des esquintés de la vie qui n’avoueront jamais qu’ils vont mal ». Comme le personnage de Jason Schwartzman, on ne comprend pas grand’chose à la pièce mais peu importe, il faut continuer de jouer, même si les personnages sont inertes, amorphes et se contentent de souffrir en silence. La mise en abyme est un peu trop mécanique et artificielle, la métaphore un peu trop évidente mais c’est un état des lieux niveau zéro du cinéma de Wes Anderson pour mieux repartir et renaître ailleurs.
9. The French Dispatch (2021)
Hommage à la France, une France bien spécifique, héritée de Jacques Tati, The French Dispatch est un film segmenté donc plutôt inégal mais qui a l’intelligence d’être construit en progression satisfaisante. A la revoyure, le meilleur du film se situe davantage au milieu et à la fin qu’au début. En effet, la parabole post-#MeToo avec son peintre criminel paraît aujourd’hui bien lourde alors que la reconstitution fantaisiste de Mai 68 et le reportage baldwinien sur un kidnapping ravissent et rendent assez euphoriques. Le film est ainsi beaucoup agréable à revoir que Asteroid City mais il subsiste un je-ne-sais-quoi de mécanique, qui le rend un peu inquiétant pour la suite de la carrière de Wes.
8. L’Ile aux chiens (2018)
Deuxième incursion de Wes Anderson dans le cinéma d’animation, L’Ile aux chiens est incontestablement une réussite de réalisation, d’ailleurs récompensée par l’Ours d’argent du meilleur metteur en scène. Rythme infernal, humour incessant, des références multiples envers le cinéma japonais et la culture nipponne. Après le triomphe sur tous les plans de The Grand Budapest Hotel, L’Ile aux chiens confirme Wes Anderson comme metteur en scène virtuose et reconnu internationalement pour sa maestria. Seul hic, c’est aussi le film à partir duquel Wes Anderson va entamer une trajectoire descendante car il ne reste pas grand’chose des personnages à l’arrivée et le tout dégage une impression légèrement asphyxiante.
7. Bottle Rocket (1996)
C’est le film des débuts, que peu de personnes ont vu, même aujourd’hui. Wes Anderson n’avait pas encore son goût des distributions pléthoriques, manque de moyens oblige, ni son style rigoureusement symétrique. Même du point de vue du sujet, le film navigue davantage entre un Mean Streets farfelu et une comédie de James L. Brooks que du côté des films de Wes Anderson qui vont suivre. On y trouve néanmoins une redoutable utilisation de la musique pop (Alone again or de Love, magnifiquement placée), un écho des Pieds Nickelés qui va se répercuter plus de dix ans plus tard dans A bord du Darjeeling limited et surtout une divine idylle avec une femme de chambre paraguayienne (la lumineuse Lumi Cavazos). A l’époque, le cinéma de Wes Anderson avait beaucoup de coeur et n’hésitait pas à le montrer ouvertement. Cela durera à peu près jusqu’à The Grand Budapest Hotel.
6. Fantastic Mister Fox (2009)
Avec Tim Burton, Wes Anderson est sans doute le cinéaste ayant le plus d’affinités avec le film d’animation. On pourrait même dire que l’animation en stop-motion a renforcé la tendance de son cinéma vers un devenir-maquette et une dépersonnalisation de ses personnages. C’est vrai qu’à partir de Fantastic Mister Fox, l’invasion des silhouettes va devenir légion chez Wes Anderson et que le décor et la direction artistique vont prendre une importance incommensurable, Pourtant, dans Fantastic Mister Fox, tout reste encore spontané, drôle et vif. Derrière ce portrait de famille toujours un peu dysfonctionnelle, adapté d’une histoire de Roald Dahl, se cache une certaine autocritique assez réjouissante du mâle arrogant et narcissique, où Noah Baumbach, coscénariste du film, tout comme de La Vie Aquatique, s’en donne à coeur joie.
5. Rushmore (1998)
Bottle Rocket était un coup d’essai qui a permis à Wes Anderson de se faire un peu connaître. Mais les choses sérieuses commencent réellement avec Rushmore : d’un seul coup, Wes trouve enfin sa voie/voix et commence à exploiter le thème qui lui sera cher des surdoués qu’on retrouvera dans Moonrise Kingdom et Asteroid City. Il invente surtout son propre style à base de montage rapide et de plans-vignettes. Il découvre également un nouveau alter ego en la personne de Jason Schwartzman (en plus d’Owen Wilson). Il engage aussi pour la première fois son parrain de cinéma, Bill Murray qui sera désormais dans presque tous ses films, distillant par ses regards perdus son humeur mélancolique. Bref, Rushmore est à l’évidence la matrice du cinéma de Wes Anderson et s’imposera comme un modèle pour beaucoup de cinéastes indés US qui l’imiteront sans parvenir à son niveau.
4. La Vie aquatique (2004)
On l’a un peu oublié mais La Vie Aquatique a été un grave échec au box-office : un total de recettes de 35 millions de dollars pour un budget de production de 50 000 dollars. Wes Anderson a pris un gros risque en voulant se renouveler et en rendant hommage à l’un des héros de son enfance, le Commandant Jacques-Yves Cousteau. Aujourd’hui, avec son humour loufoque, La Vie Aquatique est devenu un classique et offre l’un de ses plus beaux rôles à Bill Murray, en Steve Zissou laconique, en quête d’un nouvel élan dans sa vie. La troupe de Wes Anderson commence à se former avec ses incontournables (Owen Wilson, Willem Dafoe, Anjelica Huston, Jeff Goldblum). La musique étend son empire avec les reprises acoustiques de Bowie par Seu Jorge (idée totalement gratuite mais absolument géniale) ou la très belle utilisation de Starálfur, le sublime morceau de Sigur Rós, lors de la plongée sous-marine de tout l’équipage. En fin de compte, le film s’avère un bouleversant film de deuil, de résilience et de reconstruction, ce qui n’apparaît pas forcément à première vision.
3. The Grand Budapest Hotel (2014)
Lauréat de quatre Oscars (musique, décors, costumes, maquillage et coiffures) en 2019, The Grand Budapest Hotel est sans nul doute le grand classique de Wes Anderson, son film le plus récompensé à travers le monde et le plus reconnu par le grand public. Construit comme une suite de récits enchassés sous forme de poupées russes, ce film ressemble fortement à un livre, comme La Famille Tenenbaum ou Moonrise Kingdom. En l’occurrence, Wes Anderson s’est inspiré de la construction des romans exceptionnels de Stefan Zweig. La direction artistique atteint ici un niveau exceptionnel, sans pour autant asphyxier le film, car laissant les personnages se développer et émouvoir. Le tandem mentor/apprenti se révèle ainsi très émouvant, en la personne de Monsieur Gustave (Ralph Fiennes) et Zero Mustafa (Toni Revolori). Certes, par moments, pointe le défaut d’une éventuelle mécanisation du système Anderson (la poursuite en luge qui ressemble énormément à une aventure de bande dessinée) mais il s’estompe assez vite. Lorsque Monsieur Gustave apparaît presque comme le dernier vestige d’une civilisation disparue, « le monde en lequel il croyait avait sans doute disparu lorsqu’il a fait son apparition mais il a réussi à en maintenir l’illusion« , difficile de ne pas penser que Wes Anderson ne parle pas de lui.
2. La Famille Tenenbaum (2001)
C’est le premier chef-d’oeuvre de la filmographie de Wes Anderson qui en comporte quatre ou cinq. Après Rushmore, matrice de son cinéma, Wes Anderson réussit enfin un complet épanouissement de sa mise en scène. Film parfaitement cohérent de bout en bout, direction artistique irréprochable, direction d’acteurs exceptionnelle, écriture de scénario permettant à tous les personnages d’avoir une réelle consistance (ce qui ne sera pas forcément le cas après), La Famille Tenenbaum brille de tous ses feux. Comédie irrésistible, le film laisse pourtant apparaître en son coeur des fêlures bouleversantes : un quasi-inceste, une tentative de suicide, un père ignoré par ses enfants. La musique pop a rarement été aussi bien utilisée qu’ici : par exemple les morceaux de Chelsea Girl de Nico en contrepoint des images de Gwyneth Paltrow, enfant adoptive surdouée qui ne sait plus trouver sa place dans le monde. Wes Anderson fera peut-être mieux par la suite mais sans doute pas aussi bien.
1. Moonrise Kingdom (2012)
C’est le souvenir d’un fantasme. Wes a rêvé un jour de partir avec une de ses camarades de classe dont il était amoureux fou, ce dont elle n’a jamais rien su. C’est le temps de l’amour, le temps des copains et de l’aventure, comme chantait Françoise Hardy…. Mine de rien, Wes Anderson touche ici à un traumatisme très profond chez la plupart des gens, celui des rêves inaccomplis. C’est pourquoi nous sommes tant impliqués à chaque projection de Moonrise Kingdom. C’est le royaume de l’enfance, plus exactement de la pré-adolescence, avec son lot de rêves et d’illusions à préserver. Wes, lui aussi, appartient encore au royaume de l’enfance, ce qui explique qu’il puisse nous toucher aussi intimement avec ce film magnifique. Ses décors style maison de poupée n’ont jamais été aussi émouvants, ses images aussi iconiques (Suzy et ses immenses jumelles, sorte de substitut de la mise en scène toute-puissante de Wes Anderson). Le film a été présenté au Festival de Cannes en film d’ouverture, en compétition, il n’a bien sûr rien obtenu. La vie est injuste.