The Sweet East : Lillian ou les malheurs de la vertu

Comment parler des Etats-Unis aujourd’hui? s’est sans doute demandé Sean Price Williams, directeur attitré de tous les films d’Alex Ross Perry (Queen of hearts, Her smell entre autres) et certains des frères Safdie (Mad Love in New York, Good Time), qui se lance à 45 ans dans son premier film, The Sweet East. Sous forme de conte, probablement, se dit-on lorsqu’on voit en introduction la charismatique, prometteuse et star en puissance Talia Ryder (20 ans seulement au compteur, déjà remarquée dans l’excellent Never rarely sometimes always d’Eliza Hittman ) chanter à côté d’un miroir et face caméra une jolie ritournelle mélancolique. Sean Price Williams orchestre ainsi dans son premier film en tant que metteur en scène une série de chapitres clos sur eux-mêmes que Lillian, jeune lycéenne adolescente, va être la seule à traverser en passant de l’autre côté du miroir. Sélectionné à la Quinzaine des Cinéastes, The Sweet East est par conséquent un film faussement léger, réellement grave, qui, sous des dehors baroques et foutraques, en dit finalement beaucoup sur les Etats-Unis, un chaos désorganisé de communautés qui coexistent sur un même territoire, sans même communiquer entre elles.

La dislocation mentale, sociale et politique des États-Unis, filmée comme un jeu de marelle ou une variation d’Alice au pays des merveilles. La lycéenne Lillian fugue durant un voyage scolaire et, au fil de ses rencontres, traverse tout le prisme des radicalités et délires contemporains, des suprémacistes aux islamistes, en passant par des néo-punks ou des avant-gardistes woke. 

Un film faussement léger, réellement grave, qui, sous des dehors baroques et foutraques, en dit finalement beaucoup sur les Etats-Unis, un chaos désorganisé de communautés qui coexistent sur un même territoire, sans même communiquer entre elles.

En Caroline du Sud, Lilian s’ennuie dans son lycée, avec un petit ami qui ne pense qu’à la tromper, alors qu’elle souffre inutilement pour lui. Fuir devient alors une obsession, elle n’attend que l’occasion. Suite à un voyage scolaire dans la capitale Washington, elle va la trouver grâce à une fusillade dans un bar par un forcené qui soupçonne le gérant de cacher des enfants martyrisés au sous-sol. Dès lors Lillian prend la poudre d’escampette, en suivant un artiste punk aux grandes oreilles (de lapin?) et activiste gauchiste à ses heures. Telle Alice passée de l’autre côté du miroir, elle gravitera dans des groupes à l’opposé l’un de l’autre, le tout étant séparé par des intertitres venus du cinéma muet, reprenant une phrase de dialogue de chaque chapitre.

Très vite, elle en aura assez de son groupe d’artistes-activistes et tombera sous le charme de Lawrence, un professeur au langage quelque peu suranné, avec lequel s’établit une étrange relation de tension sexuelle inaccomplie. En passant, Lawrence est aussi un militant suprémaciste blanc de la pire espèce, en dépit de sa culture littéraire particulièrement diverse. Pour lui, Lillian se rebaptise Annabelle (clin d’oeil à Edgar Poe) et se prétend spécialiste en littérature étrangère. Il faut voir cette étonnante scène où l’affriolante Lillian/Annabelle s’offre quasiment à son protecteur qui subvient à tous ses besoins financiers, sans rien demander en échange et se retrouve estomaqué et impuissant devant la sincérité de ce don. Simon Rex, qu’on croyait limité à la caricature de l’ex-acteur porno reconverti (qu’il est réellement) étonne dans ce registre inhabituel de prof de lettres, coincé sexuellement.

Mais il ne s’agit que d’une étape sur le voyage picaresque de Lillian qui, après avoir pique une sacoche pleine d’argent dans la chambre de Lawrence, se trouvera alpaguée par un duo de cinéastes noirs qui l’engagent comme actrice. On craint de tomber dans l’énorme cliché du tournage porno où une jeune demoiselle se serait égarée par mégarde. Or, pas du tout, Sean Price Williams filme réellement un tournage de film indépendant fauché d’époque, avec dialogues, costumes et tout l’attirail nécessaire pour les films historiques, en s’en moquant tendrement. Mais les suprémacistes cherchent à se venger et se lancent dans une vendetta meurtrière un soir de tournage. Lillian y échappe miraculeusment, sauvée par un chauffeur qui l’emmène dans une maison isolée, d’où elle observera les manoeuvres d’un groupe d’islamistes. Et ainsi de suite, jusqu’à un faux monastère rempli de moines qui n’en ont que le nom. On remarquera donc que les péripéties du périple de Lillian ressemblent finalement bien plus à celles de Justine ou les Malheurs de la Vertu du Marquis de Sade qu’à celles d’Alice au Pays des Merveilles de Lewis Carroll. Un dérivé de Justine ou Les Malheurs de la Vertu, où l’on aurait gardé les longues tirades philosophiques et dont auraient été expurgées les scènes de sexe.

Cette traversée des communautés s’avère drôlissime en raison de la grâce et de la vaillance de Lillian (excellente Talia Ryder) qui passe d’un univers à l’autre sans sourciller ni manifester la moindre surprise, comptant sur son exceptionnelle capacité pour s’en sortir à chaque fois et fuir.

Fuir mais où aller? Sinon retourner chez soi après avoir bouclé un tour complet à 360° dans une Amérique déboussolée. The Sweet East propose donc un voyage étonnant, un peu bordélique et chaotique, où le spectateur est fortement secoué mais où il apprend des choses. Ce qui est en fait l’objectif primordial de tout voyage, qu’il soit sur place ou en salle.

3.5

RÉALISATEUR : Sean Price Williams 
NATIONALITÉ :  américaine 
GENRE : aventure, fantastique 
AVEC : Talia Ryder, Simon Rex, Earl Cave 
DURÉE : 1h44 
DISTRIBUTEUR : Potemkine Films 
SORTIE LE 13 mars 2024