The Florida Project : la misère au soleil

Revenons sur un film marquant de la carrière du tout dernier réalisateur auréolé de la Palme d’Or à Cannes pour son film Anora (2024), je veux dire The Florida Project, réalisé et présenté au public en 2017. Comme dans son précédent opus intitulé Tangerine (2015) qui suivait 24 heures de la vie d’une transsexuelle dans les quartiers chauds de Los Angeles, Sean Baker nous plonge dans la vie des déclassés et des marginaux de la société américaine. Ici, Halley est une jeune mère pauvre qui vit avec sa petite fille de 6 ans, Moonee, dans un motel en bord d’autoroute au sein d’une zone touristique de Floride, contraste saisissant entre les couleurs pastels du motel lui-même (rose et mauve) et le décor rêvé des magasins et autres attractions touristiques qui l’entourent d’une part, et le climat de précarité sociale dont nous sommes témoins à travers la vie de ses résidents d’autre part, comme pour mieux souligner la misère qui les accable.

Nous suivons les escapades de Moonee aux alentours du motel, s’enfonçant dans la forêt, parcourant le quartier des résidences pavillonnaires abandonnées, quémandant auprès des touristes pour s’acheter une glace, jouant avec son ami Scooty ou Dicky puis plus tard avec Jancey, s’agitant, jouant, dansant, pleine d’énergie et ne se plaignant jamais de son sort. Dégourdie, grossière – invectivant ou prenant à parti les habitants, la marchande de glace et d’autres, crachant, faisant des doigts d’honneur – et surtout dangereuse comme lorsqu’elle décide de mettre le feu à une maison inhabitée, elle n’en reste pas moins touchante de naïveté et d’innocence pour le spectateur qui assiste à son émerveillement et à la joie de tout instant qu’elle montre. C’est donc à l’enfance que l’on dirait presque nue que veut avoir affaire le film, dans sa complexité comme dans ses contradictions. Car Moonee sait se montrer attachante et semble n’éprouver aucun sentiment de haine ni de mépris pour personne. La multiplicité des plans qui prennent la petite bande d’enfants en train de courir à un endroit pour les reprendre aussitôt à un autre, les plans fixes d’ensemble qu’elle traverse comme pour mieux échapper au cadre trop contraint de la caméra rendent compte du sentiment de liberté absolue dont ces derniers semblent jouir.

C’est donc à l’enfance que l’on dirait presque nue que veut avoir affaire le film, dans sa complexité comme dans ses contradictions.

Car sa mère, très jeune, apparaît tout aussi immature, étant plus occupée à trouver le moyen de payer son loyer hebdomadaire qu’à savoir où se trouve et ce que fait sa fille, revendant des parfums, achetés en gros, aux touristes et résidents des quartiers riches ou invitant des hommes à entretenir une relation sexuelle contre compensation financière à l’occasion. Pourtant, elle aime sa fille, prenant soin d’elle, communiquant et dansant avec elle dans sa chambre, jouant avec elle sous la pluie, l’ensevelissant de cadeaux une fois qu’elle a rapporté une grosse somme d’argent illicitement perçue, l’entraînant au restaurant et toutes autres activités qu’un parent fait habituellement avec son enfant. Mais les choses vont se dégrader suite à une dispute de Halley avec sa meilleure amie et faire bifurquer le film dans une zone dramatique où on ne l’attendait pas forcément. La réalité sociale reprend le dessus sous son aspect le plus cruel, alors que le vernis de bonheur relatif qui imprégnait la pellicule prédominait jusque-là.

Au milieu de tout cela, Bobby (joué avec un talent toujours impeccable par Willem Dafoe), le manager du motel, essaie de maintenir tant bien que mal la bonne ambiance mais aussi la décence de son établissement. Il a des comptes à rendre à son gérant mais est tout autant soucieux pour son compte personnel d’entretenir la bonne tenue du motel. Intervenant lors d’un différend entre voisins, rappelant constamment à l’ordre Halley lorsqu’elle a un retard de paiement dans son loyer, faisant face à ses crises d’hystérie, s’efforçant de réparer les machines qui ne fonctionnent plus, repeignant la façade, protégeant les petites filles d’un potentiel prédateur sexuel etc. On peut donc dire qu’il joue un rôle d’intermédiaire entre les résidents et le monde extérieur représenté par le gérant mais aussi par les personnes étrangères au motel. Il désamorce les conflits mais aussi trace les limites. Figure donc du père de substitution bienveillant qui protège, chérit – on sent toute l’affection qu’il porte aux enfants jusque même dans son regard parfois désapprobateur, et à Halley, ne serait-ce que lorsqu’il se déplace pour régler à son profit une chambre d’hôtel le temps qu’elle réintègre le motel – mais aussi qui réprimande, avertit, tance et parfois rabroue.

Sean Baker signe là un film brillant par son intelligence, touchant et invitant à la réflexion, tout cela par la grâce de la mise en scène, d’une écriture subtile et de sa direction d’acteurs. Les enfants y sont d’ailleurs extraordinaires de naturel et de joie de vivre, qui s’amusent comme des pauvres, c’est-à-dire avec presque rien, mention spéciale à Brooklynn Prince (Moonee) et au jeune Christopher Rivera (Scooty). Dans The Florida Project, lucidement mais sans pathos – et même plutôt avec grâce –   le réalisateur mesure toute la distance qui sépare le rêve américain et sa façade attractive de la misère sociale qui le mine sourdement.

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RÉALISATEUR : Sean Baker
NATIONALITÉ :  Etats-Unis
GENRE : Drame
AVEC : Brooklynn Prince, Bria Vinaite, Willem Dafoe, Christopher Rivera
DURÉE : 1h51
DISTRIBUTEUR : Le Pacte
SORTIE LE 20 décembre 2017