A une question posée à des dizaines de cinéastes dans les années 80 par le journal Libération, « pourquoi filmez-vous?« , David Lynch avait répondu « pour construire des mondes et voir si ça fonctionne« . Christopher Nolan pourrait reprendre à son compte cette déclaration de foi dans le cinéma. Depuis le début de son oeuvre, il semble avoir toujours été taraudé par l’obsession d’édifier des réalités parallèles et de les rendre crédibles par le cinéma, en les filmant. Tenet, son nouveau film, paraît reprendre des éléments de Memento, la réalité qu’on se réapproprie à l’envers, ou encore Inception, le film d’espionnage international qui permet d’entrer dans diverses strates de rêve à travers des dimensions différentes du temps. Nouveau tour de magie de Christopher Nolan, Tenet embarque le spectateur dans un impressionnant grand-huit formel, brillant et vertigineux, alliant qualités de divertissement grand public et l’audace folle de l’expérimentation la plus totale.
Nouveau tour de magie de Christopher Nolan, Tenet embarque le spectateur dans un impressionnant grand-huit formel, brillant et vertigineux, alliant qualités de divertissement grand public et audace folle de l’expérimentation la plus totale.
« Le monde est clair-obscur« . Comme par effraction, le film commence par un attentat terroriste dans l’opéra de Kiev qui évoque le braquage de banque de The Dark Knight à une échelle bien supérieure. Mais il ne s’agit que d’un leurre. Nous allons ensuite suivre les pas d’un héros sans nom, le Protagoniste (John David Washington, le fils de Denzel, déjà vu dans BlacKKKlansman de Spike Lee) qui va s’interroger sur l’existence de projectiles venus du futur, dont le sens de l’entropie, ainsi que le cours du temps, aurait été inversé. Dans cette quête de la réalité inversée, le Protagoniste va partir à travers les continents, des Etats-Unis à l’Estonie, de l’Angleterre au Danemark, en passant par l’Inde ou l’Italie, pour finalement s’apercevoir que sa recherche le confrontera à la fin du monde et une terrifiante Troisième Guerre Mondiale…
Le cinéma, art du temps. André Bazin avait développé dans ses textes critiques la spécificité du Septième Art, médium qui permet d’explorer les capacités infinies de l’espace et du temps. Mais sans doute Nolan se trouve être dans Tenet celui qui aura le plus insisté sur la spécificité temporelle du cinéma. Cette obsession du temps traverse toute son oeuvre: de Following, son tout premier film, composé de deux moments distincts de la vie d’un quidam, à Dunkerque, organisé autour d’un événement vu selon trois perspectives temporelles différentes, selon les protagonistes, Nolan souhaite apparemment montrer comment la perception du temps peut influencer le sujet dans son existence et son comportement. Il veut nous le montrer de manière extrêmement concrète et incontestable par le grand écran : à ce titre, dans Tenet, les séquences de combat, montrant la réalité inversée de luttes filmées à l’envers s’avèrent absolument bluffantes à chaque fois. On a ici affaire à la démonstration d’un concept qui s’incarne sous nos yeux de manière jamais vue, par le prodige des caméras Imax.
On peut ainsi remercier Christopher Nolan de maintenir une ambition folle au coeur du système hollywoodien : vouloir expérimenter encore et toujours et rechercher à marquer l’histoire de son art, en proposant à chaque fois du jamais vu. Ce tour de force est d’autant plus difficile qu’il l’accomplit de la manière la plus visible possible, sous les atours du film d’action grand public, et en ne méprisant jamais l’intelligence de son spectateur, qu’il souhaite emmener le plus loin et le plus haut possible. Comme dans Inception, sous des airs de film d’espionnage international, Tenet ressemble à un James Bond qui irait s’aventurer du côté des films de Resnais première manière (Hiroshima mon amour, Je t’aime, je t’aime, Providence) ou de Chris Marker (La Jetée), avec des moyens pharaoniques qui ne possèdent absolument aucune commune mesure avec ceux dont disposaient jadis ces cinéastes.
Alors certes les anti-Nolan auront beau jeu de reprocher à Nolan ce qui représente l’essence de son cinéma : le goût du risque, de la déconstruction narrative et de l’expérimentation qui peut confiner vers une certaine abstraction, voire désincarnation des personnages. Pour apporter un léger bémol aux louanges, on pourrait considérer que la nécessaire mise en place des différents éléments de l’intrigue peut s’avérer un peu longuette, prenant bien quarante-cinq bonnes minutes. Cependant, cette réserve est vite écartée d’un revers de main, devant l’heure et demie exceptionnelle qui suit. En revanche, il est tout à fait possible d’envisager que le film, comme certains autres Nolan, manque d’un coeur émotionnel qui permettrait de s’attacher davantage aux personnages que d’admirer un concept prendre vie à l’écran. Ce n’est pas faux, la seule intrigue véritablement émotionnelle (Elizabeth Debicki, pourtant excellente, inquiète par rapport à la perte possible de son enfant ou se rebellant façon #metoo face à son mari) étant reléguée au second plan devant l’illustration du concept. Ce coeur émotionnel incarné par Kat, le personnage d’Elizabeth Debicki, existe mais est traité par intermittences ; pour le reste, il faudra se contenter d’échanges humoristiques entre John David Washington et Robert Pattinson, allant même jusqu’à citer Casablanca de Michael Curtiz au détour d’une réplique (« le début d’une grande amitié »). Néanmoins cette légère réserve s’évapore assez vite au cours de ce film qui, mené à toute allure comme un train fantôme, ne laisse guère de possibilités pour s’attarder à de purs moments de sensibilité, le tout étant emporté par un mouvement irrésistible de la narration. « N’essayez pas de comprendre. Ressentez« , expliquera une scientifique campée par Clémence Poésy, que l’on a plaisir à retrouver en aussi bonne compagnie. Il faudra sans doute une ou deux visions supplémentaires pour percevoir et goûter à sa juste mesure toutes les subtilités du cocktail détonant concocté par Christopher Nolan. Comme l’indique le titre du film qui contient tout le programme de son art de la mise en scène, avec Tenet, Christopher Nolan a à nouveau réussi son Prestige.