© Dulac Distribution
© Dulac Distribution

Tardes de soledad : les couilles sur l’étable

La tauromachie, cet art de combattre les taureaux dans l’arène, est une tradition qui vit une sorte de crépuscule. La flamme s’amenuise, mais peine pourtant à s’éteindre complètement. Des pays l’ont récemment interdite comme le Brésil, le Chili, l’Argentine tandis que d’autres s’obstinent à perpétuer leur héritage culturel : la France, le Portugal, l’Espagne. C’est là, dans les arènes ibériques, au coeur de cette tradition assez folle, atemporelle et largement controversée, que le plus Français des cinéastes espagnols, Albert Serra, a posé sa caméra. 

Tardes de soledad propose une immersion envoûtante et hypnotique qui n’oublie jamais que le beau est le commencement du terrible. 

Tardes de soledad est le premier film documentaire d’Albert Serra. Pour autant, la différence avec ses films précédents est minime. Comme à son habitude, dans le royaume du cinéma de Serra, les frontières sont troubles, le didactisme est prohibé. Si on tirait le taureau par les cornes, on pourrait écrire que Tardes de soledad est un biopic. Celui qui attire les regards est un homme, un vrai, un matador qui se nomme Andrés Roca Rey, une star montante de la tauromachie qui fait déplacer les foules dans les arènes là où il passe. Malgré le fait que la caméra ne s’en éloigne quasiment pas, on ne sait rien de ce fameux matador. Serra ne s’intéresse nullement à sa “vie personnelle”. En deux heures, extraites des six cents heures de rushes finaux, ne reste du tueur de taureaux qu’une existence professionnelle : l’arène et ses combats à mort, le taxi et ses commentaires, puis les chambres d’hôtel où, comme le veut la tradition, comme le veulent toutes les traditions, l’habit vient faire le moine. 

Formellement, Tardes de soledad impressionne. Plus précisément, la logique cyclique du film n’est pas celle d’un cheminement standard de scénario. Ici, on n’avance pas, on explique rien. Que fait-on alors ? Ce que fait de mieux l’intensité du cinéma : on regarde, on ressent. Serra filme une arène et une coutume qui existent sans lui, depuis longtemps, et sur lesquelles le cinéma ne peut rien, si ce n’est en témoigner, en agencer la force, la beauté, le ridicule et la violence, pour en sublimer leur essence. La violence ne provient pas de Tardes de soledad, elle appartient à la corrida. La nier, la modeler ou la critiquer serait l’objet d’un cinéma militant. Une œuvre d’art en déplie les mystères donnant à voir une fascination en actes.

Les choix radicaux de mise en scène permettent moins de réduire l’amplitude de son sujet que de cristalliser la puissance de son objectif. À la manière d’un sculpteur taillant son marbre, le réalisateur espagnol fait le choix de cadres serrés, amputant par là même le spectacle de ses fantaisies, de son folklore. Roca Rey est cerné par les caméras des quatre opérateurs situées aux bords inférieurs de l’arène. Une vie résumée à n’être qu’un matador sans public, un homme isolé du monde par la carrosserie de son taxi, par les quatre murs de ses chambres d’hôtels. La caméra crée entre lui et nous, le tunnel le plus direct pour atteindre son intimité. Pour autant, malgré ce chemin tout tracé, en tant que fascinant artisan du paradoxe, Albert Serra nous livre une intimité qui ne cesse de se dérober. Si l’homme s’expose sans arrêt, à la dangerosité du taureau, à l’appréciation du public, au regard de la caméra, on ne sait rien de lui. 

Tardes de soledad brosse le portrait d’une réalité mystérieuse, inaccessible, celle d’un homme opaque dont la plus proche familiarité est celle des taureaux, eux aussi au travail, qui lui font face. Tout le monde est en mouvement. Les taureaux, seuls tandis que Roca Rey est accompagné de sa quadrille (cuadrilla), chacun dévoué à remplir son rôle. À travers leurs commentaires multiples, ces narrateurs internes donnent à comprendre ce qui flatte Roca Rey et le milieu viril, couillu et masculiniste de la tauromachie. Tout converge vers Roca Rey. Il est à part, au-dessus du lot, comme béni par les dieux qu’il invoque à plusieurs reprises pour expliquer la chance qui lui est offerte.

Dans l’espace et le temps dilaté par la longueur des plans et la précision de ces derniers, se dévoile l’image d’un homme qui avance plus lentement que la normale, dressé comme une bête, la bouche arrondie et les yeux exorbités dont la seule fascination semble être le reflet de son image par le miroir offert au fond des yeux des taureaux. Lorsque Roca Rey fait face à l’animal, il croit se dresser face à la mort. Pourtant, les taureaux aussi sont seuls, surtout quand ils meurent en gros plans, jamais oubliés par la restitution du duel inégal qu’en fait le cinéaste. La solitude du titre évoque celle du torero, seul à vraiment assumer les risques, celle de son groupe qui est comme coupé du monde extérieur, et celle du taureau, ignorant son destin. Tardes de soledad propose une immersion envoûtante et hypnotique, grandement servie par le travail sur le son, qui n’oublie jamais que le beau est le commencement du terrible. 

4.5

RÉALISATEUR : Albert Serra
NATIONALITÉ : espagnole
GENRE : documentaire
AVEC : Andrés Roca Rey
DURÉE : 2h05
DISTRIBUTEUR : Dulac Distribution
SORTIE LE 26 mars 2025