Multiprimée dès sa première saison et à nouveau pour sa Saison Finale (au total 6 Emmy Awards et 3 Golden Globes en 2024) , Succession s’est imposée comme la série dramatique de notre temps, succédant, c’est le cas de le dire, à Game of Thrones qui lui a passé le relais via HBO interposé. La série des Roy, en ménageant un suspense redoutable sur la personne qui succéderait à Logan Roy, de manière assez similaire à l’installation d’un monarque sur le Trône de Fer, est devenue quasiment incontestable, survenant en plein mandat trumpiste et décrivant avec force de détails l’ignominie raciste, misanthrope et misogyne d’un géant des médias (Trump? Murdoch? une personne en France?!) Néanmoins, comme toutes les autres séries, Succession ne se situe pas au-delà de la critique. On peut s’étonner que MovieRama lui ait consacré aussi peu de place lors de ces dernières années. Il est sans doute temps de s’en expliquer.
Si l’on considère les qualités d’écriture et d’interprétation de Succession, nul doute qu’elle se situe largement au-dessus de la moyenne des séries. Si l’on excepte par définition les mini-séries, Succession est sans doute la grande série la plus courte de ces récentes années : seulement quatre saisons et un seul véritable creux (la deuxième saison, la seule à n’avoir pas été récompensée par les Emmy Awards et les Golden Globes). Côté écriture, elle n’est guère avare de punchlines en tous genres, les plus généreux en la matière étant les personnages de Roman Roy (Kieran Culkin) et Tom Wamsgans (Matthew Macfadyen). Extrêmement concentrée et ramassée sur ses quatre saisons, elle a même connu une amélioration sensible et relativement rare, terminant sur les chapeaux de roue : une troisième saison remarquable, une quatrième sans le moindre temps mort, se hissant presque au niveau des drames shakespeariens.
Succession promeut la culture de la trahison. On peut légitimement s’inquiéter du succès remporté par la série et du nombre de ses fans qui pourront être influencés dans leur prise de décisions au quotidien. En effet, c’est Mr et Mme Iago qui paradent à la fin du dernier épisode.
Il faut dire que Brian Cox (Logan Roy), en patriarche monstrueux, a le profil shakespearien, Roi Lear d’un royaume pour lequel ses enfants sans foi ni loi s’entretuent symboliquement, à force de trahisons et de coups fourrés. Les enfants de Logan Roy sont également formidablement choisis : Jeremy Strong (Kendall) en fils prodigue et rebelle, Kieran Culkin (Roman) en nabot pervers et Sarah Snook (Shiv), la seule ayant suffisamment d’intelligence et de sens politique pour succéder à son père mais étant desservie à ses yeux par son genre. Tout le casting principal de Succession vient d’être récompensé aux Emmy et aux Golden Globes car il ne manquait que Kieran Culkin et Matthew Mcfadyen pour compléter le tableau d’ensemble des récompenses.
L’interprétation de Succession est donc de haut niveau : on a même parfois l’impression tant les personnages semblent s’invectiver sans fin, que ces séquences sont le résultat de gigantesques improvisations alors que tout Succession est rigoureusement écrit. Ce n’est donc pas là que le bât blesse. On pourrait signaler que Succession pâtit d’une mise en scène aléatoire, à la Lars von Trier, (en nettement moins bien) où les zooms intempestifs voisinent avec des décadrages brutaux, hormis un générique intrigant, à la musique sournoisement maléfique, qui cite (in)consciemment The Game de David Fincher. On reconnaît là le style d’Adam McKay (The Big short, Vice, Dont look up), réalisateur du pilote, qui est censé donner plus de véracité aux scènes filmées, même si cela a lieu au détriment de l’esthétique générale. Même si ces tics de mise en scène peuvent paraître assez agaçants et pourront à l’avenir empêcher à moyen terme un revisionnage fréquent de la série, contrairement à la plupart des séries cultes (Twin Peaks, Buffy, Les Sopranos, Six Feet Under, The Wire, etc.), cela ne justifie certainement pas une mise à l’index de la série.
Non, si, en dépit de toutes les qualités sus-mentionnées, Succession ne nous plaît guère, ce n’est pas en raison de son style parkinsonien, de sa forme azimutée mais de la vision du monde qui y est développée et promue. Succession, en résumé, c’est le règne des arrivistes sans scrupules, sans foi ni loi, des lèche-bottes qui mangent à tous les râteliers. Certes, ce n’est pas la première série à montrer des personnages aussi négatifs et mesquins mais la grande différence par rapport aux autres séries, c’est que tous les personnages, sans exception, sont tout aussi vils et/ou veules, opportunistes et sans conscience morale. Tout le monde trahit tout le monde, cela n’a guère d’importance car ceux qui sont trahis ne sont, à vrai dire, guère recommandables. Dans les autres séries ou fictions, il y avait toujours d’autres personnages qui contrebalançaient cette négativité, ce n’est pas le cas ici. Lorsque Shiv serre dans ses bras son frère Kendall en lui disant « tu es un type droit« , c’est manifestement le baiser de Judas qu’elle lui donne. Mais peu importe car Kendall lui-même n’a pas hésité à salir la réputation (qui n’était déjà pas bien reluisante) de son père, de manière anonyme, après sa mort, pour mieux asseoir son pouvoir. Pas de scrupules, pas de remords.
Jesse Armstrong, le créateur de la série, aura beau dire que Succession sert à montrer que les ultra-riches sont des ordures, prêts à médire de leurs ennemis et encore plus de leurs alliés, à tuer symboliquement sa famille, ce n’est pas véritablement ce qu’on retiendra de la série. Dans Succession, le crime symbolique (la trahison) profite à ceux qui trahissent. Et qui plus est, ces derniers sont récompensés de s’être comportés soit comme des carpettes, soit comme des girouettes, se vendant au plus offrant, au mépris de toutes les valeurs élémentaires. Quand l’amateur de séries a gardé profondément certaines croyances ou illusions en l’humanité, le spectacle de ce monde pervers et dégénéré, où chacun ne voit que son avenir individuel comme ligne d’horizon, sans que l’un puisse rattraper l’autre, peut définitivement consterner, en dépit de la qualité de l’ensemble. Dans le dernier épisode de Succession, qu’on ne divulgâchera pas ici, une conseillère des Roy énonce à un moment à un des héritiers, « ce sera l’occasion de changer cette culture de la trahison ». Or, ce que Succession produit sur le spectateur, c’est tout le contraire : comme certains comportements et approbations diffusent la culture du viol, Succession promeut la culture de la trahison. On peut légitimement s’inquiéter du succès remporté par la série et du nombre de ses fans qui pourront être ainsi influencés dans leur prise de décisions au quotidien. En effet, c’est Mr et Mme Iago qui paradent à la fin du dernier épisode.
CRÉATEUR : Jesse Armstrong NATIONALITÉ : Américaine GENRE : Drame AVEC : Brian Cox, Jeremy Strong, Sarah Snook, Kieran Culkin, Matthew Macfadyen DURÉE : 10x 55 mn DIFFUSEUR : HBO - Amazon Prime SORTIE LE 26 mars 2023