Sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs, lors du dernier Festival de Cannes, le premier long métrage de fiction de la documentariste franco-tunisienne Erige Sehiri met en scène un film naturaliste, gracieux, subtil et sensible.
L’action de Sous les figues se déroule au Nord-Ouest de la Tunisie. De jeunes femmes travaillent à la récolte des figues. Sous le regard des ouvrières plus âgées et des hommes, elles flirtent, se taquinent, se disputent. Au fil de la journée, le verger devient un théâtre d’émotions, où se jouent les rêves et les espoirs de chacun.
Ainsi, la cueillette des figues (…) permet à la jeune cinéaste d’aborder la situation de ces travailleurs des champs, majoritairement des femmes, sous-payées, peu protégées et transportées comme du bétail.
Sur le papier, cette histoire semble d’une banalité confondante et pourrait prêter le flanc à une certaine critique, à savoir le fait qu’il ne se passe pas grand-chose tout au long du récit. Pourtant, sous la chronique quotidienne perce un regard pertinent et assez pessimiste sur la société tunisienne actuelle. Ainsi, la cueillette des figues (que la réalisatrice a pu observer étant enfant, son père possédait des figuiers) permet à la jeune cinéaste d’aborder la situation de ces travailleurs des champs, majoritairement des femmes, sous-payées, peu protégées et transportées comme du bétail (ce que le long métrage montre assez bien dès la première séquence). Elle redonne ainsi un visage à ces « travailleuses invisibles ». L’approche est pleinement documentaire : Erige Sehiri a rencontré ces ouvrières agricoles sur leur lieu de travail, a discuté avec elles. Avec une précision remarquable, mais échappant au genre du film à thèse, elle dénonce un système patriarcal qui exploite ces jeunes femmes, soumises à des humiliations et au harcèlement. Ce système est incarné à l’écran par le fils du propriétaire du terrain, celui-là même qui récupère les filles sur le bord de la route, les transporte dans des conditions bien peu confortables, les paye mais également se permet d’abuser de son pouvoir. Pour autant, alors que la réalité est bien pire (les viols, par exemple, sont fréquents dans les champs), jamais le film ne sombre dans le glauque, car la réalisatrice a pris le parti de suggérer plutôt que de tout montrer, teintant son message d’une complexité bienvenue, les hommes étant considérés comme « prisonniers » de leur propre violence.
En creux, se dessine alors le portrait d’une Tunisie déchirée entre recherche de la liberté et maintien des traditions, un pays autoritaire où l’arbitraire règne.
En creux, se dessine alors le portrait d’une Tunisie déchirée entre recherche de la liberté et maintien des traditions, un pays autoritaire où l’arbitraire règne. A ce titre, Sous les figues rejoint les nombreux films tunisiens déjà sortis ou à venir qui évoquent, plus ou moins frontalement, l’aspect politique et social de leur pays dans le contexte post-révolution (ce sera notamment le cas de l’impressionnant Ashkal de Youssef Chebbi, présenté lui aussi à la Quinzaine des réalisateurs cette année à Cannes). Il est intéressant de noter que, pour le générique, la réalisatrice a choisi la version arabe tunisienne d’un chant contestataire né sous Franco, qui évoque le labeur, l’amour et la liberté : malgré leur situation précaire, ces femmes terminent leur dure journée de travail par une chanson, qu’elles interprètent ensemble, témoignage incontestable d’une solidarité féminine à toute épreuve.
La mise en scène et l’utilisation des décors naturels sont au diapason du message du film qui est à la fois d’une grande fraicheur et d’une grâce incroyable. Par sa façon de filmer, au plus près des personnages et des corps (la caméra sensuelle scrute attentivement les visages, donnant à voir les émotions), Sehiri apporte une vérité mais aussi un aspect romanesque indéniable, dépassant le cadre de son dispositif de départ, pour laisser libre cours à un certain marivaudage (d’ailleurs le désir y occupe une place essentielle). Les personnages sont magnifiques, à l’image des acteurs/actrices majoritairement non professionnels. Les discussions à l’ombre des figuiers, entre de jeunes femmes et hommes, tantôt joyeux, tantôt désespérés, laissent alors transparaître les doutes, les quelques espoirs (déçus ?) de toute une génération. Le regard posé sur les travailleuses plus âgées est tout aussi bouleversant : au-delà d’un conflit générationnel, certes bien présent, il est le réceptacle des marques du temps qui passe, de l’usure du travail et de multiples déceptions ou incompréhensions.
Enfin, le recours à la figue permet à Sehiri de filer la métaphore : sensuel mais fragile, bénéficiant de feuille robuste, ce fruit est à l’image de l’ensemble des personnages présents dans Sous les figues.
Enfin, le recours à la figue permet à Sehiri de filer la métaphore : sensuel mais fragile, bénéficiant de feuille robuste, ce fruit est à l’image de l’ensemble des personnages présents dans Sous les figues. Les figuiers et les champs sont magnifiquement filmés, ils permettent en été (comme dans le long métrage, tourné en août et septembre, sous une chaleur suffocante) aux travailleurs de s’abriter dessous. Dans le même temps, par leur imposante présence, ils sont le symbole de l’étouffement qui gagne la population. Néanmoins, cela n’est jamais assené avec lourdeur, bien au contraire. Le spectateur peut même ressentir les odeurs, les textures, le goût de ce qui est montré à l’écran. Le naturalisme n’est pas figé.
A l’image d’une partie finale remarquable, Erige Sehiri réussit avec Sous les figues un beau film lucide, chaleureux et pessimiste sur la Tunisie contemporaine, une ode bouleversante au courage de ces femmes, éprises de liberté et dont on n’est pas près d’oublier les visages magnifiés par la lumière naturelle.
RÉALISATEUR : Erige Sehiri NATIONALITÉ : Tunisie, France, Suisse, Allemagne GENRE : Drame subtil AVEC : Ameni Fdhili, Fide Fdhili, Feten Fdhili DURÉE : 1h32 DISTRIBUTEUR : Jour2fête SORTIE LE 7 décembre 2022