Le 5 octobre 2017, la parole s’est libérée de la manière que nous savons tous. Ce que nous ne savions peut-être pas, c’est que, plus de quarante ans auparavant, entre 1975 et 1976, à Hollywood et à Paris, dans son seul et unique film signé en solo, Sois belle et tais-toi, Delphine Seyrig avait déjà libéré la parole de 23 actrices qui se sont exprimées librement face à elle (et la précieuse caméra vidéo de Carole Roussopoulos) sur le sexisme dans l’industrie cinématographique et les stéréotypes dont sont victimes les comédiennes. Certes il n’était pas encore question d’agressions sexuelles et d’accusations que les victimes n’osaient même pas concevoir ni encore moins proférer à l’époque. Mais le documentaire demeure toujours d’actualité sur le rôle de la femme que les hommes, en particulier les tenants de l’industrie cinématographique, souhaitaient lui attribuer, un rôle souvent de potiche décérébrée, d’où le titre du film. En ce sens, Delphine Seyrig incarne une figure de proue du mouvement féministe, une fonction qui s’est révélée finalement au moins aussi importante que sa carrière d’actrice.
Pendant toute une série d’entretiens, Delphine Seyrig recueille les impressions de vingt-trois actrices de plusieurs nationalités, Jane Fonda, Maria Schneider, Anne Wiazemsky, Juliet Berto, Marie Dubois, Shirley MacLaine, Barbara Steele, qui évoquent leur expérience professionnelle, les rôles qui leur sont proposés et leurs relations avec les réalisateurs et les équipes techniques.
Des visages de femmes, des voix, de la pensée qui circule contre toujours la même oppression, les mêmes diktats masculins, les mêmes impératifs de séduction sans profondeur.
De par son physique féérique et illusoire de poupée en porcelaine, cf. Peau d’Ane de Jacques Demy, on a souvent réduit Delphine Seyrig à une image immaculée à multiples dimensions, comme dans L’Année dernière à Marienbad de Resnais, une « apparition », comme dirait Antoine Doinel dans Baisers volés de Truffaut. En se confrontant à la crème des auteurs (ceux précités, ainsi que Buñuel, Duras, Akerman), elle est devenue une muse, un emblème du cinéma d’art et essai. Néanmoins ce rôle ne lui suffisait pas : elle avait envie de briser son image de fée, de femme inaccessible. Elle apparut ainsi prématurément vieillie (Muriel de Resnais), alanguie et offerte (India Song), plongée dans les affres de la gestion domestique et des relations tarifées (Jeanne Dielman). Mais cela ne lui suffisait pas encore : elle s’empara de la caméra pour faire valoir ses idées et ses convictions, signa d’abord quelques films collectifs, dans le cadre des Insoumuses, Maso et Miso vont en bateau (coréalisé avec Nadja Ringart, Carole Roussopoulos et Ioana Wieder), Scum Manifesto (avec Carole Roussopoulos) et Il ne fait pas chaud (cosigné par les trois coautrices de Maso et Miso), avant de livrer enfin en 1981, cinq ou six ans après son tournage, son unique film signé d’elle toute seule, Sois belle et tais-toi. Aujourd’hui, si Jeanne Dielman est devenu en 2022, selon le sondage de Sight and Sound, le « plus grand film de tous les temps », il le doit quasiment autant à Delphine Seyrig, icône et emblème féministe. qu’au geste expérimental de Chantal Akerman, (un film de 3h30 en plans fixes pour décrire la détresse de la vie domestique d’une femme).
Pourtant Sois belle et tais-toi peut surprendre, voire repousser les spectateurs superficiels, par sa forme très aride : une suite d’entretiens en plans fixes, la caméra étant posée sur un pied, un filmage assez austère, voire janséniste. Seyrig ne voulait filmer que les visages, la pensée, la parole. Les mouvements de caméra étaient franchement superflus et ne pouvaient que distraire du sujet. Si Sois belle et tais-toi est son unique film, c’est non seulement parce qu’il le concernait au plus haut point par son sujet, mais aussi parce qu’elle a décidé de son style très rigoureux. Seyrig, très vite, s’est lassée de son image fantasmée et voulait se montrer en femme-sujet active et réactive. Elle voulait ainsi intervenir dans son propre film, avant de s’apercevoir que les actrices interviewées portaient un discours semblable au sien, mieux qu’elle n’aurait pu le faire elle-même.
Des visages de femmes, des voix, de la pensée qui circule. C’est en résumé, Sois belle et tais-toi. Des figures parfois oubliées (Jenny Agutter, Jill Clayburgh, Louise Fletcher) ou inconnues (Candy Clark, Luce Guilbault, Cindy Williams), des visages aimés, parfois godardiens (Anne Wiazemsky, Juliet Berto), souvent hollywoodiens (Shirley MacLaine, Jane Fonda, Ellen Burstyn), quelquefois inclassables (Maria Schneider, Barbara Steele), mais toujours la même oppression, les mêmes diktats masculins, les mêmes impératifs de séduction sans profondeur. On découvre ainsi ce qu’ont à dire ces visages souvent tant aimés, ce qui les ramène presque toujours à une dépendance vis-à-vis du monde des hommes. Certains témoignages se détachent comme celui de Jane Fonda qui raconte qu' »on » a tenté de la convaincre de briser sa mâchoire pour rendre son sourire plus attractif, ou celui de Maria Schneider qui indique que Bertolucci l’incitait à mettre davantage de maquillage pour la faire paraître plus provocante et perverse. Ce ne sont pas des dénonciations à tort et à travers de personnes dérisoires qui ne savent pas comment se faire connaître, comme notre époque en a vécu, mais des témoignages réfléchis et déjà un peu las de cette fabrique de la séduction féminine asservie à la toute-puissance du désir masculin. Sans aller jusqu’à #MeToo (il était encore trop tôt pour ce sujet), ce simple constat a ainsi gardé toute son intensité et sa luminosité aveuglante.
RÉALISATEUR : Delphine Seyrig NATIONALITÉ : française GENRE : Documentaire AVEC : Jane Fonda, Juliet Berto, Maria Schneider, Anne Wiazemsky, etc. DURÉE : 1h55 DISTRIBUTEUR : Splendor Films SORTIE LE 15 février 2023