On le lira sur la bouche de tous cinéphiles : un film, ça se regarde au cinéma ! Pourtant, cette année au Festival de Cannes, un film parmi les autres sélectionnés semblait avoir trouvé refuge, à l’endroit idoine où le contenu rejoint le contenant, au-delà des murs insonorisés des salles obscures, au Cinéma de la Plage. Là, les pieds dans le sable, à quelques mètres du ressac de la mer, on pouvait découvrir Slocum et moi. Un cinéma à toit ouvert, sous la voûte des étoiles et entouré d’un horizon méditerranéen, pour la nouvelle œuvre cinématographique de Jean-François Laguionie qui met le cap sur l’intime dans le sillage de l’aventureux marin Joshua Slocum.
Dans la France d’après-guerre, sur les bords de la Marne, le jeune François regarde ses parents transformer le jardin familial en un atelier de construction à bateau. Pas n’importe quel bateau, mais la réplique du voilier du célèbre marin Joshua Slocum. Au fil de la construction de cette embarcation, le jeune garçon pose un regard tendre sur son père et sa mère.
À chaque fois que l’eau est invoquée, le récit trouve son entière fluidité. C’est là qu’excelle le cinéaste, dans les dégradés de couleurs qui font de l’eau, le mariage entre le ciel et la terre.
« Le voyage de mon père, je vais essayer de vous le dessiner. J’avais dix ans quand il s’est lancé dans cette aventure. » Face à son chevalet aux Arts Déco, François, le narrateur, se remémore sa jeunesse. « La guerre était finie, mais il restait au-dessus de nous comme un gros nuage noir. Une trace de fusain sur le papier quand le dessin est terminé. » C’est toute une époque, celle de 1949, que ressuscitent les souvenirs de François, le temps où les tickets de rationnement s’échangeaient contre les chocolats de Noisiel, le temps où, emmitouflés dans leurs draps, les parents lisaient le catalogue Manufrance, le temps où les guinguettes jouaient encore du jazz manouche. S’il ravive une époque, François pose aussi un regard doux sur ses parents menés par la sérieuse routine ménagère. Geneviève s’occupe principalement de son jardin et de ses poules. De temps à autre, elle se rend avec François au cinéma, s’enamoure tendrement et en cachette de Gary Cooper. À Pierre, le père adoptif de François, ils préféraient dire qu’ils étaient allés voir un Gabin. Pierre est représentant de commerce. Une vie stable faite d’un même costume, d’une même voiture, d’un même béret, d’une même salopette bleue qu’il revêt après le travail pour faire quelques bricoles.
Cette vie bien réglée est rediscutée lorsque dans le jardin germe une idée : la graine d’un voilier. À l’annonce de la nouvelle, l’horizon familial s’élargit lorsque Pierre et Geneviève décident de transformer le jardin en chantier de fortune. Sur les bords de la grosse rivière de banlieue qu’est la Marne, on construisait des bateaux en bois. Pourquoi un bateau ? se demande François. Pourquoi pas. Mais pas n’importe lequel, celui d’un marin, le célèbre Joshua Slocum, le premier homme à avoir fait le tour du monde à la voile en solitaire. “La réplique exacte, j’ai vérifié !… Un peu réduite, c’est vrai, à cause des dimensions du jardin.” Jusque-là, dans l’équipage familial, François se remémore qu’il y avait deux équipes. La première : Geneviève et Pierre. La deuxième : Geneviève et lui. “La troisième, on n’y songeait même pas.” Pourtant, dans une double narration, celle des exploits de Slocum que lit en cachette François et celle de la création de ce monstre de bois qui squatte le jardin, Slocum et moi noue le destin de deux personnages, un père et un fils, que le mouvement de leur artisanat réunit main dans la main. Entre la silhouette mouvante de la mer, s’entrelacent le désir de construire et l’amour de transmettre. Enfin, dans les yeux bleus de son père qu’il apprend à connaître, François voit l’océan.
En parlant de Jean-François Laguionie, le spécialiste du cinéma d’animation Xavier Kawa-Topor disait du cinéaste qu’il « pratique le cinéma comme la navigation« . Remarque juste et élogieuse puisque le réalisateur ne cesse, à l’instar de son court-métrage le plus connu, Palme d’or du court-métrage à Cannes en 1978, La Traversée de l’Atlantique à la rame, de cultiver son imaginaire d’enfant dans les plis de l’océan. D’ailleurs, c’est là qu’excelle le cinéaste, dans les dégradés de couleurs qui font de l’eau, le mariage entre le ciel et la terre. À chaque fois que l’eau est invoquée, le récit trouve son entière fluidité. “Quand je me faisais trop engueuler, j’allais retrouver la rivière” dit François. C’est là aussi, que les premiers émois papillonnent dans le ventre de l’adolescent, aux abords de la Marne. L’amour y naît, la vie s’apprête d’une poésie de la lenteur, la mort dérive. Chez la grand-mère qui fait semblant de mourir en Normandie, malgré la pluie et le vent, le brouillard cache la mer. “On la voit pas, dit François. Tu ne la vois pas, mais tu la sens ! répond Pierre.”
“On n’avait pas besoin de se parler et par moments, c’était presque bien.” Une remarque que Slocum et moi aurait pu s’appliquer à lui-même. De temps en temps, le navire dérive. Moins par souci de cultiver d’autres poésies, d’autres espaces, mais davantage pour tenter d’agglomérer un tout. Dans la mayonnaise, quelques ingrédients seraient de trop : comme les séquences peu attachantes, peu originales, du voyage de Slocum ; comme la voix du narrateur un peu trop loquace. Dans son économie de mots, dans la poésie de sa lenteur, dans les gestes qui forgent les sentiments, dans les vents qui dessinent des routes, c’est là que le film trouve toute sa puissance.
En guise de conclusion, comme une boucle bien bouclée, comme un nœud bien noué : notons que le narrateur tient en partie les traits de son auteur. Notons, comme le bon professeur, que François n’est ni plus ni moins que la moitié de Jean-François. À cet égard, en lisant toujours Xavier Kawa-Topor, il n’est pas surprenant d’apprendre que le réalisateur a vu ses parents construire, dans le jardin de leur pavillon des bords de Marne, un bateau qui n’a jamais pris la mer. “Ils ont déjà fait le tour du monde dans leur jardin.” Si, tel Candide, il faut cultiver son jardin, navigateur immobile, n’oubliez pas d’y ajouter un peu d’eau. C’est toujours plus beau…
RÉALISATEUR : Jean-François Laguionie NATIONALITÉ : française GENRE : animation DURÉE : 1h16 DISTRIBUTEUR : Gebeka Films SORTIE LE 29 janvier 2025