Shikun : une métaphore politique intense et audacieuse

Depuis ses débuts, mélangeant fictions et documentaires, Amos Gitaï s’est toujours intéressé à la société israélienne qu’il a sondée avec une grande acuité ainsi qu’au conflit israélo-palestinien. Engagé en faveur de la paix, il n’a eu de cesse de poser la question de l’identité juive, de la mémoire, des migrations et du territoire dans des œuvres marquées par une recherche formelle constante. Son dernier long métrage, Shikun, présenté en avant-première au dernier Festival de Berlin, ne fait pas exception.

Amos Gitaï s’est toujours intéressé à la société israélienne qu’il a sondée avec une grande acuité ainsi qu’au conflit israélo-palestinien

Inspiré de la pièce d’Eugène Ionesco, Rhinocéros, le film raconte l’émergence de l’intolérance et de la pensée totalitaire à travers une série d’épisodes quotidiens qui se déroulent en Israël dans un seul bâtiment, le Shikun, un immeuble de logement social. Dans ce groupe hybride de personnes d’origines et de langues différentes, certains se transforment en rhinocéros, mais d’autres résistent. Une métaphore ironique de la vie dans nos sociétés contemporaines.

Prenant comme fil conducteur la pièce de Ionesco, le réalisateur livre une vision critique de son pays et plaide en faveur de la paix entre les communautés.

Shikun constitue une expérience de cinéma indiscutable, prouvant une nouvelle fois que Gitaï occupe une place à part dans le cinéma actuel. Il choisit ici un quasi-huis clos, tourné dans un lieu emblématique situé à Beer-Sheva (dans le désert du Néguev, au sud d’Israël) qui rappelle d’ailleurs l’importance de l’architecture dans la construction de ses films (son père, Munio Weinraub Gitaï, fut un architecte formé au Bauhaus, lui-même commença des études dans ce domaine). Un espace urbain et social dans lequel ont trouvé refuge différents personnages qui semblent se croiser sans se voir, parlant une multitude de langues (hébreu, arabe, français mais aussi ukrainien) et illustrant l’histoire contemporaine de leur pays, de la Shoah aux tensions avec la Palestine en passant par les migrations sur lesquelles s’est construit Israël. Résonnant avec l’actualité la plus brûlante, Shikun a pourtant été écrit et réalisé avant l’attaque terroriste du Hamas du 7 octobre dernier, mais dans un contexte délicat : de nombreux Israéliens manifestaient contre les réformes judiciaires antidémocratiques initiées par le Premier ministre Benjamin Netanyahou et son gouvernement d’extrême-droite. Prenant comme fil conducteur la pièce de Ionesco, le réalisateur livre une vision critique de son pays et plaide en faveur de la paix entre les communautés. Par le biais de dialogues assez denses, les protagonistes du long métrage abordent toutes ces questions. Cela donne à l’écran de très belles scènes, comme celle où une femme discute en hébreu avec un homme qui lui répond en arabe, avant qu’ils ne finissent par s’embrasser et prononcer ensemble « à une époque de rhinocéros, restons humains ». Ou encore la scène dans laquelle une jeune femme dit à une personne plus âgée : « Le jour viendra peut-être où de jeunes Israéliens demanderont à leurs parents : comment avez-vous pu ? », critique évidente de la politique israélienne à l’œuvre dans les territoires palestiniens occupés. De même, la dernière séquence mettant en scène une Irène Jacob formidable d’intensité (c’est elle d’ailleurs qui personnifie le mieux la pièce de Ionesco dont s’inspire librement le film) quittant le shikun est émouvante et forte : un appel vibrant à la résistance face au totalitarisme, face à l’oppression et la montée des extrêmes. A noter également que le film réunit des comédiennes déjà aperçues dans l’œuvre de Gitaï (comme Yaël Abecassis ou Hana Laszlo).

De manière indiscutable, Shikun est une œuvre profondément humaniste qui tend vers l’universalité et qui parvient, malgré son aspect conceptuel et théâtral, à être incarnée et subtile. A aucun moment, la métaphore ne tourne à vide, le film ne se contente pas d’être un simple exercice de style vain et prétentieux.

Si le long métrage se révèle être d’une grande pertinence sur le fond, il est passionnant au niveau de la forme.

Si le long métrage se révèle être d’une grande pertinence sur le fond, il est passionnant au niveau de la forme. Utilisant au mieux l’espace dans lequel se déroule le récit, Amos Gitaï filme l’ensemble des protagonistes grâce à de très beaux plans-séquences et travellings qui apportent fluidité et accompagnent les personnages qui apparaissent et disparaissent dans le champ de la caméra. Une impression renforcée également par la remarquable photographie d’Éric Gautier, parfaitement en adéquation avec le projet du cinéaste israélien.

Par sa forme quelque peu austère, Shikun pourra sans doute déconcerter bon nombre de spectateurs. Pourtant, il serait dommage de ne pas découvrir cette œuvre forte et engagée, qui trouve une place de choix dans la filmographie pourtant déjà riche et complexe de l’un des réalisateurs les plus intéressants en activité.   

4

RÉALISATEUR : Amos Gitaï
NATIONALITÉ :  Israël, France, Italie 
GENRE : Drame
AVEC : Irène Jacob, Yaël Abecassis, Hana Laszlo
DURÉE : 1h25
DISTRIBUTEUR : Épicentre Films
SORTIE LE 6 mars 2024