Voici le second long-métrage de Jean-Bernard Marlin, après son solaire Shéhérazade (2018, et présenté à la Semaine de la Critique) – qui racontait les amours contrariées de Zachary et Shéhérazade, chacun en lutte contre les misères de la vie et le déterminisme de leur situation sociale-, venu raconter une autre histoire d’amour contrariée, cette fois-ci entre Djibril – interprété par le magistral Dalil Abdourahim quand il est jeune – comorien qui a arrêté l’école et appartient au clan (et quartier) des Sauterelles avec Camilla, gitane du quartier rival des Grillons : ou Un Certain Regard sur une certaine société peu montrée sur la toile du cinéma français. Comment ne pas penser spontanément au Roméo et Juliette shakespearien, six siècles plus tôt, avec sa lutte d’amour et de haine entre les Capulet et les Montaigu, auquel le cinéaste reprend les aspects tragiques et la monstruosité, garde les aspects sacrés tout en rendant le récit contemporain en déplaçant le lieu dans les quartiers pauvres de Marseille, en égalisant le rapport aux classes sociales – aucune communauté n’est riche sauf par l’intermédiaire de la corruption et de la violence –, en déployant les thèmes de la croyance et de la religion, de la naissance et de la mort, de la rédemption ou de la résilience. Il n’empêche que le récit reste bien une histoire de malédiction et de sacrifice humain à la manière d’une métaphore qui, bien que rendant implicite la politique qui y est sous-tendue, notamment par l’intermédiaire du fantastique et pour faire aller Salem vers une esthétique expérimentale, sur l’état du monde et des plus abandonnés de la société, leur survie.
Dans ce monde violent, rechercher la paix collective comme intérieure, ce malgré les nuées…, semble une volonté assumée dans ce film noir, et sans se résigner !
Salem n’est pas une histoire de sorcières mais de cigales – spécialement une cigale zombie aux yeux rouges et aux ailes jaunes, comme il est question de sauterelles et de grillons –, dont la libération d’entre une, sortie de sa boîte et pourtant bien gardée par le premier adolescent que l’on verra assassiné dans le film –, sera l’origine et un motif récurrent dans le film. Ce n’est pas par hasard si le réalisateur choisit cet insecte pour filer la métaphore de l’invasion et de l’épidémie – cf. on a pensé aussi à celle de Covid-19, à l’état de guerre dans lequel le Président a prétendu qu’on était, et à ses conséquences sur les gens post- confinement, comme les images du film évoquent le précédent long métrage de Just Philippot, La Nuée ! – au pays du Soleil ! Confinement, c’est bien ce dont il est question dans ce récit où chaque bande est enfermée dans ses délirants et violents principes de classe, d’origine ou de territoire, quand ce n’est pas la prison qui attend le personnage. Ici c’est donc à un film sombre que l’on assiste, avec sa recrudescence de crimes gratuits, les mafias des clans respectifs qui se mettent en place, et les aspects liés à la folie psychique qui découle du personnage de Djibril comme ceux qui découleront de sa fille Ali, à qui il a passé son « virus » mental, en la plaçant du côté de la guérisseuse. Marlin passe ici à un récit qui s’inscrit dans la durée, soigne ses plans, en jouant sur des champs contre-champs présents pour maintenir le spectateur en tension, joue d’une esthétique mimétique de ses thèmes, par exemple avec les différentes meutes qu’elles soient celles des gitanes réunies autour d’un combat de coqs, ou leurs chiens qui déboulent à toute allure là où il y a danger, ou les représentants d’un culte religieux réunis sous une tente à laisser croire aux pratiques de guérison issues du don de Dieu sur certains élus quand ce ne sont pas les jeunes collégiens : ici tout est montré comme un combat, que ce soit à travers les dialogues, faits de courtes répliques aussi dangereuses que les actes qu’elles sous-tendent, ou les regards échangés car qui n’est pas attentif et protégé est voué à mourir. C’est bien la mort qui rôde partout et notamment entre le couple adolescent, malgré le souci de paternité et cette lumière entrée en Djibril lui laissant croire à des pouvoirs sur et pour les autres. Si le travail de Marlin s’attache à mettre en images la violence et la vengeance, la criminalité et une forme d’indifférence par rapport à la vie et à la mort généralement en plans fixes, son personnage principal voue pourtant un culte à l’esprit – c’est le cas de le dire – de sur.vie, que des scènes, et à travers elles des plans incroyables traduisent : chapeau au jeu d’acteur qui figure donc un prophète plus admis sur ses terres par un travail sur le corps et le visage assez impressionnant nous le rendant proche…
Une tragédie shakespearienne, dans laquelle le crime, la violence et la monstruosité sont transcendés par des vœux pieux, et « fantastiques » à souhait !
Salem travaille ainsi le mélange des genres, film noir et fantastique, d’un côté, traversé par des images où la sensation transparaît à travers le « trip » visuel et sonore – terme que l’on emprunte au réalisateur – présent pour nous faire entrer dans le fol inconscient, les cauchemars monstrueux ou les fantasmes de Djibril. Si le film peine par endroits d’avoir voulu trop en faire, trop en dire – être mère et père à 14 ans, être maire dans un quartier de gangs, être enseignante, policier, soignant dans un quartier défavorisé –, il n’empêche que le film possède une force que Jean-Bernard Marlin est en train de consolider. Si son attachement à parler des communautés est tout à fait personnel – lui-même a une maman d’origine arménienne, un père français et un oncle gitan –, il parvient, à travers son cinéma, à nous faire partager une préoccupation qui ne devrait pas s’en tenir qu’au domaine artistique mais devrait rappeler à l’ordre le champ politique. Dans ce chant d’amour et de rage, il faut redonner son sens à Salem, afin qu’en paix puissent vivre les êtres, d’où qu’ils viennent, quels qu’ils soient, comme les familles d’acteurs d’ailleurs, et surtout… ensemble.
RÉALISATEUR : Jean-Bernard Marlin NATIONALITÉ : France GENRE : Drame contemporain AVEC : Dalil Abdourahim, Oumar Moindjie, Wallen el Gharbaoui, Maryssa Bakoum, Mohamed Soumare, Rachid Ousseni, Amal Issihaka Hali, Inès Bouzid DURÉE : 1h58 DISTRIBUTEUR : Ad Vitam SORTIE LE 29 mai 2024