Saint Omer : la puissance de la narration pour sublimer le réel

Après un travail remarquable consacré au documentaire (Vers la tendresse en 2016 ou encore Nous, primé à Berlin en 2021 et sorti en début d’année sur les écrans), Alice Diop s’attaque à la fiction, avec Saint Omer, un long métrage passionnant qui a obtenu le Grand Prix du Jury ainsi que le Lion du Futur (Meilleur Premier Film) lors de la dernière Mostra de Venise.

Pour nourrir son film, la cinéaste s’est inspirée d’un fait divers, survenu en 2013 à Berck-sur-Mer, dans le nord de la France : l’affaire Fabienne Kabou. Alice Diop avoue avoir été interpellée par une image en noir et blanc, publiée en 2015 dans le Monde, prise par une caméra de surveillance, montrant une femme noire, gare du Nord, poussant un bébé métis emmitouflé dans une combinaison, et par un article de Pascale Robert Diard. Elle a même assisté au procès, sans trop s’en expliquer la raison, en avertissant néanmoins ses producteurs.

Elle met ici en scène Rama, jeune romancière, qui assiste au procès de Laurence Coly à la cour d’assises de Saint-Omer. Cette dernière est accusée d’avoir tué sa fille de quinze mois en l’abandonnant à la marée montante sur une plage du nord de la France. Mais au cours du procès, la parole de l’accusée, l’écoute des témoignages font vaciller les certitudes de Rama et interrogent notre jugement.

En quelques plans, les enjeux de Saint Omer sont ainsi brillamment posés et les espaces, comme les personnages, semblent se superposer

Les deux premières séquences donnent le ton d’un film intrigant, subtil et fascinant. Une jeune femme noire marche sur la plage, en pleine nuit, un bébé dans les bras. Plan suivant : dans un lit, le personnage principal, Rama, se réveille, rassurée par son compagnon. Elle vient de faire un cauchemar et a prononcé à plusieurs reprises « maman, maman ». Puis, Rama donne un cours de littérature à ses étudiants, confrontant le récit de la femme tondue, inventé par Marguerite Duras dans Hiroshima, mon amour, à des images d’archives de la Libération, et explicitant sa problématique : « comment l’auteure met sa puissance de narration au service d’une sublimation du réel. » En quelques plans, les enjeux de Saint Omer sont ainsi brillamment posés et les espaces, comme les personnages, semblent se superposer : l’amphithéâtre, ressemblant fortement à la salle d’audience du procès (notamment par le décor, mais également par la position de la professeure face à des « élèves-spectateurs », via la notion de frontalité), Rama est associée à l’histoire par son cauchemar du début et même à la cinéaste par sa situation (une femme assistant à un procès d’infanticide en cour d’assises, dans l’idée d’en écrire un livre/réaliser un film). La citation de Marguerite Duras fait alors écho à la démarche de Diop, à savoir une « femme objet d’opprobre [qui] devient grâce aux mots de l’écrivain non seulement une héroïne, mais un sujet en état de grâce. »

Dans l’une des séquences du début, un repas banal, la relation entre Rama et sa mère, c’est-à-dire entre une mère et sa fille, apparait également comme l’un des thèmes clés que l’on retrouvera lors des scènes de procès : un rapport difficile, tendu, très bien rendu par la réalisatrice alors qu’il n’y a finalement que peu de dialogues. Les non-dits, en effet, occuperont une place essentielle dans cette œuvre envoûtante, bien plus complexe qu’il n’y paraît.

Autre parallèle : l’arrivée de Rama dans la petite ville de Saint-Omer, en résonance avec celle de la cinéaste, quelques années plus tôt. En parcourant les rues avec sa valise pour se rendre vers son hôtel, elle s’était sentie dévisagée par des blancs et avait ressenti une sorte de danger : elle était une femme noire, bien habillée, dans une ville touchée par la crise, une sorte de « miroir de leur déclassement ». Cette sensation se retrouve dans le film, le traverse et apporte un éclairage intéressant à l’ensemble.

Si elle laisse planer un doute à propos des motivations de Laurence Coly qui l’ont poussé à exécuter un infanticide, Alice Diop aborde plus ou moins frontalement des thèmes majeurs : la violence et le rituel de la justice, les identités multiples, le fait d’être mère, les différences de classe, le racisme de la société française, la place des femmes noires dans notre société.

La suite, -les scènes du procès-, est tout autant remarquablement construite. Si elle laisse planer un doute à propos des motivations de Laurence Coly qui l’ont poussée à exécuter un infanticide, Alice Diop aborde plus ou moins frontalement des thèmes majeurs : la violence et le rituel de la justice, les identités multiples, le fait d’être mère, les différences de classe, le racisme de la société française, la place des femmes noires dans notre société. L’accusée, comme d’ailleurs dans la réalité, est universitaire et s’exprime dans un français soutenu, ce qui va à l’encontre des préjugés habituels : la déposition de la responsable de l’école doctorale est ainsi exemplaire ; cette dernière ne comprenant pas qu’une « Sénégalaise » ait pu choisir comme sujet de thèse Wittgenstein. Sa complexité est également niée par le procureur, et il est tout à fait possible d’y voir au mieux une forme de condescendance, au pire, du racisme. Une complexité que Rama entend bien lui redonner, à l’image du titre qu’elle choisit pour son livre : une référence à Médée et à son destin tragique (un extrait du film de Pasolini avec Maria Callas apparaît même à la télévision).

L’aspect documentaire du film va de pair avec une mise en scène précise et minutieuse, notamment lors des échanges entre avocats, témoins, magistrate et l’accusée elle-même.

L’aspect documentaire du film va de pair avec une mise en scène précise et minutieuse, notamment lors des échanges entre avocats, témoins, magistrate et l’accusée elle-même. Le film se déroule majoritairement au sein du tribunal. Mais on s’écarte très rapidement des films de procès classiques. La tension est bien présente mais la résolution de l’affaire (qui n’est d’ailleurs pas montrée à l’écran) n’est pas l’enjeu de Saint Omer. Le choix des plans fixes et rapprochés permet à la parole de circuler et d’être écoutée. Ce qui frappe, en effet, c’est la place laissée aux spectateurs, ceux qui assistent au procès et « nous », spectateurs du film. A plusieurs reprises, lors de discours très beaux (ceux de la juge, de l’avocate ou de l’accusée), on a littéralement l’impression que cela nous est adressé, que nous sommes pris à partie. La valeur de l’écoute égale celle de la prononciation de la parole (cf. les scènes durant lesquelles on voit la réaction de la personne qui écoute, alors que celle qui parle est laissée hors-champ). Les plans sur Rama et ses émotions prouvent qu’elle est tout aussi importante que Laurence, le fait que les éléments du procès entrent en résonance avec son histoire personnelle (sa relation avec sa mère, son futur rôle de maman car elle est enceinte) est fascinant et très bien vu : cela laisse aussi supposer que le destin chaotique de Laurence aurait pu être celui de Rama, et l’inverse est tout aussi vrai.

De manière certaine, et n’en déplaise à certains, Saint Omer, dont le final est bouleversant, est l’une des œuvres marquantes de cette année de cinéma, par son intelligence, son propos subtil, son côté radical et sa nécessité, par la justesse de son scénario (coécrit par la réalisatrice, Amrita David et la romancière Marie Ndiaye, Prix Goncourt 2009 pour Trois femmes puissantes) et des comédiennes (Kayije Kagame, Guslagie Malanda, Valérie Dréville).

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RÉALISATEUR : Alice Diop
NATIONALITÉ : France
AVEC :  Kayije Kagame, Guslagie Malanda, Valérie Dréville
GENRE : Drame judiciaire
DURÉE : 2h02
DISTRIBUTEUR : Les Films du Losange
SORTIE LE 23 novembre 2022