Requiem for a dream : échapper à la réalité

A l’occasion de l’hommage-rétrospective consacré à Darren Aronofsky à la Cinémathèque française, Requiem for a dream, l’un de ses films cultes, ressort dans les salles et ensuite en vidéo dans une superbe édition collector 4K Ultra HD du film (Dolby Vision et HDR10) + Blu-ray chez Bubbel Pop’ Édition. Remise au goût du jour par The Substance de Coralie Fargeat qui lui a emprunté certains de ses procédés stylistiques, cette adaptation choc d’un roman de Hubert Selby Jr demeure toujours essentielle, urgente et nécessaire. (Re)voir ainsi Requiem for a dream, plus de vingt ans après sa sortie, s‘avère une expérience aussi traumatisante et électrisante qu‘elle pouvait sans doute l’être à l‘époque.

Sara Goldfarb vit seule à Coney Island. Mère juive veuve et fantasque, elle vit dans l’espoir obsessionnel d’être un jour invité sur le plateau de son émission de télévision préférée. C’est dans cette perspective qu’elle suit un régime draconien, afin d’entrer dans la robe qu’elle portera, lorsque le grand soir sera venu. Son fils Harry est dépendant à la drogue. Avec sa petite amie Marion et son copain Tyrone, ils noient leur quotidien dans d’infantiles visions du paradis terrestre. En quête d’une vie meilleure, le quatuor est entraîné dans une spirale infernale qui les enfonce, toujours un peu plus, dans l’angoisse et l’autodestruction…

« Le film montre jusqu’où on peut aller pour échapper à la réalité. Quand on s’échappe de la réalité, on crée un vide dans le présent pour poursuivre un rêve dans le futur. On prend n’importe quoi pour remplir ce vide: du café, du tabac, la télévision, de l’héroïne…Si ça donne de l’espoir, on comble ce vide avec n’importe quoi. Quand on remplit un trou comme celui dans le bras de Jared, il enfle peu à peu et vous dévore à la fin » (Darren Aronofsky). Tout est dit, on reconnaît la quête de la plupart des protagonistes d’Aronofsky, de Nina dans Black Swan à  Randy le Bélier dans The Wrestler: ils essaieront tous d’échapper à la réalité de leur condition et leur recherche les mènera à chaque fois vers un paroxysme final.

Si le film est devenu une œuvre projetée dans les lycées et les universités pour informer sur les ravages de la drogue, reconnaissons qu’il nous guérit de toutes les formes de dépendance, de toutes les addictions, toutes sauf une seule, celle au cinéma.

Requiem for a dream, vu aujourd’hui, n’a rien perdu de son potentiel de provocation et de son lyrisme déflagrateur. Film de la révélation au plus haut niveau pour Aronofsky, après les débuts remarqués de Pi, il s’impose comme un véritable film-matrice où l’on retrouvera quasiment tous les thèmes qui parcourent sa filmographie. Sara Goldfarb, incarnée de façon époustouflante par Ellen Burstyn, est ainsi le prototype de la mère dépressive et castratrice, anticipant le personnage de Barbara Hershey dans Black Swan et renvoyant un écho à Piper Laurie dans Carrie de Brian de Palma ou à toutes les femmes esseulées du cinéma de David Lynch (en particulier la mère de Lula). Jennifer Connelly, peut-être dans son plus beau rôle, se perdra dans les vertiges de la sexualité pour se payer sa dose, tandis que Natalie Portman devra apprivoiser son corps pour tenter de devenir une artiste accomplie. Le travail est vécu comme un enfer et une aliénation : Marlon Wayans, en travailleur manuel, l’éprouvera ici bien avant Mickey Rourke tentant de se reconvertir comme boucher.

Ce film marque aussi la révélation d’Aronofsky, grand directeur d’acteurs, capable d’obtenir des performances ahurissantes, avant d‘avoir travaillé avec Mickey Rourke ou Natalie Portman : Ellen Burstyn arrache des larmes avec ses airs de faon effrayé, passant en un seul plan du bonheur à la tristesse ; la moindre attitude de Jennifer Connelly est un authentique poème (le sublime plan du miroir ainsi que absolument tous ses regards face à la caméra); enfin Jared Leto et Marlon Wayans n’ont jamais été meilleurs qu’ici.

Sur le plan stylistique, l’œil exorbité par la prise de drogue est une citation du film psychédélique par excellence, 2001 l’odyssée de l’espace, de Stanley Kubrick, l’une des grandes admirations d’Aronofsky. Ce plan emblématique de l‘œil écarquillé, pouvant venir également du Chien andalou de Buñuel, sera évidemment repris dans bien d’autres contextes, de Lost à Avatar. Les séquences où Ellen Burstyn est menacée par son réfrigérateur dans son appartement renvoie à la hantise du lieu clos chère à Roman Polanski, un autre des cinéastes fétiches de Darren Aronofsky, de Répulsion à Rosemary’s baby, en passant par Le Locataire. Enfin les nombreux écrans divisés sont une citation directe du cinéma de Brian de Palma, grand spécialiste en la matière, afin d’exprimer au mieux le mur mental, la séparation affective et l’absence de communication qui frappent la mère et le fils, ainsi qu’au bout du compte les deux amoureux tétanisés par la prise de drogues.

Si le film fonctionne aussi bien pour chaque spectateur, c’est qu’il repose sur une alliance des contraires. D’un côté, une structure éprouvée de dramaturgie classique en trois actes (exposition, crise et résolution) qui ne cesse de monter en puissance jusqu’à l’explosion en climax, Black Swan reprenant à peu près la même construction, avec la progression inexorable vers le morceau de bravoure du ballet. De l’autre, une exploitation de toutes les ressources modernes du cinéma, des techniques du film d’animation (le frigo) aux effets sonores les plus recherchés, Aronofsky étant l’un des rares cinéastes avec Lynch à se préoccuper réellement de l’impact sonore de ses films. Il utilise ainsi à de nombreuses reprises le montage hip-hop, forme syncopée d’association d’images courtes et de sons, qui lui permet de mieux nous faire ressentir la perception déréglée affectant les personnes droguées. Il n’hésitera pas non plus à innover en utilisant la snorycam, caméra attachée à l’acteur, par opposition à la steadycam, en particulier dans la remarquable séquence où Jennifer Connelly rejoint l’ascenseur, après sa première passe. Des plans en accéléré aux contre-plongées, Aronofsky utilise toute la gamme du vocabulaire cinématographique, s’affirmant dans ce film comme un grand maniériste. Il reviendra néanmoins un peu plus tard, contraint par l’étroitesse de son budget, à une sobriété drastique (The Wrestler) avant de marier caméra à l’épaule et maniérisme stylistique dans Black Swan

Aronofsky l’a avoué : bien qu’adapté du roman d’Hubert Selby Jr, Requiem for a dream est en fait en partie un film autobiographique car il l’a tourné à Brooklyn, le quartier de son enfance et de son adolescence. Il a totalement réinvesti les séquences sentimentales en y transposant des émotions ou des lieux qu’il a connus : le jeu de l’avion en papier au début du film, le plan de la jetée (repris plus ou moins consciemment de Dark City avec la même actrice), les discussions sur la plage. C’est ce ressenti qui fait à l’arrivée la différence : Requiem for a dream s’éprouve comme un film extrêmement personnel car le réalisateur a souhaité se projeter dans chaque plan. Il faut attendre la fin du générique conclusif pour s’apercevoir que le film est dédié à une femme décédée à plus de quatre-vingt dix ans «Betty with love », peut-être la grand-mère du réalisateur.

Ecrire sur Requiem for a dream sans évoquer sa photographie ni sa musique serait sacrilège. Matthew Libatique fait des merveilles à la lumière pour restituer et différencier l’ambiance de trois saisons différentes. Quant à la musique de Clint Mansell et du Kronos Quartet, ne pas réaliser un grand film lorsqu’on dispose d’une telle musique entre les mains aurait constitué une impardonnable erreur artistique. Emblème du film et accessoirement l’une des meilleures B.O. de tous les temps, cette composition originale, alliance de classique et d’électronique, exprime parfaitement le côté obsessionnel et déchirant de la dépendance, puisqu’on ne cesse de la réécouter une fois qu’on l’a entendue.

Tous les films de Darren Aronofsky sont en fait des requiems : nous ne sommes pas près d’oublier ces plans en montage alterné où les quatre protagonistes du film se retrouvent tous en position fœtale, mis K.O. par la vie, recherchant quelques minutes d‘apaisement. Dépourvu d’effets gratuits, parfaite métaphore sur notre société de dépendants anonymes, Requiem for a dream reste à ce jour, avec The Fountain, le meilleur film de Darren Aronofsky, par son urgence, sa nécessité et son intensité. Si le film est devenu une œuvre projetée dans les lycées et les universités pour informer sur les ravages de la drogue, reconnaissons qu’il nous guérit de toutes les formes de dépendance, de toutes les addictions, toutes sauf une seule, celle au cinéma.

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RÉALISATEUR : Darren Aronofsky 
NATIONALITÉ :  américaine 
GENRE : drame
AVEC :  Jared Leto, Ellen Burstyn, Jennifer Connelly, Marlon Wayans
DURÉE : 1h42 
DISTRIBUTEUR : Les Acacias
SORTIE LE 21 mars 2001 (ressortie le 9 avril 2025)