Rencontre avec Sergi López, le héros de SIRAT : un acteur qui vous veut (vraiment) du bien

Vous ne le savez peut-être pas encore mais Sergi López va devenir incontestablement le héros de votre rentrée! En effet, Sirāt, Prix du Jury au dernier Festival de Cannes, a créé une onde de choc qui va sans doute se propager lors des premières semaines du mois de septembre. Protagoniste principal de ce film-phénomène, cet Espagnol de taille moyenne, légèrement rondouillard, va vous bouleverser, surtout si vous ne vous y attendez pas. Oliver Laxe, metteur en scène prometteur, que nous suivons déjà depuis quelques années, y confirme les espoirs qu’avait déjà suscités Mimosas, La Voie de l’Atlas (Grand Prix Nespresso de la Semaine de la Critique en 2016) et Viendra le feu (Prix du jury Un Certain Regard en 2019). Pour approfondir les aspects à la fois matériels et spirituels de ce film-choc, nous avons conversé à bâtons rompus avec Sergi López, chaleureux interprète, généreux de son temps et de sa personne. A noter que, pour une véritable impression de ce dialogue parfois burlesque, il faudrait avoir en tête l’accent espagnol de Sergi qui agrémente toutes ses phrases et leur donne ainsi une intonation irrésistiblement chantante.

N.B. : cet article présente uniquement la première partie de l’interview de Sergi López. La seconde partie dans laquelle il s’exprime sur son accent espagnol (passage irrésistible), son travail avec Stephen Frears, sa place dans le cinéma français, etc., et donc la version intégrale de cette interview, seront publiées dans le numéro 1 de la revue MovieRama, à paraître début septembre, sur la rentrée cinéma 2025 et plus particulièrement les films de Cannes.

Sirāt est passé, si je me souviens bien, au début du Festival, le deuxième ou troisième jour de compétition?

Si, si (espagnol). Tout le monde nous disait que ce n’était pas bien, qu’il valait mieux passer à la fin parce que le jury, comme ça, se rappelle davantage. Et puis d’autres nous ont dit finalement, non c’est bien parce que Sirāt a un effet qui dure longtemps…

Sergi López et Bruno Núñez Arjona dans Sirāt

Ah ça, je peux vous le confirmer. On habitait à Cannes en colocation avec quatre ou cinq personnes et chacune revenait en disant, « Sirāt, oh my God! » (rires de Sergi). C’était un choc terrible…Vous, quand vous avez reçu le scénario, comment vous l’avez ressenti? Comment l’avez-vous sorti de la pile?

Parce que c’était une évidence. Je n’ai pas une pile de 150 manuscrits non plus! J’ai reçu ça et il n’y avait rien de ce que tu peux attendre dans un scénario. Moi je ne suis pas cinéphile, je ne lis pas beaucoup…

Comment ça, vous n’êtes pas cinéphile?!

Si, si, je t’assure (Sergi est passé directement au tutoiement). Tu peux me poser des questions, tu vas voir, je ne connais pas grand’chose. Moi, c’est par les gens qui m’entourent, qui me conseillent, qui, eux, sont très cinéphiles…Ce sont ceux avec qui je travaille. Moi je n’ai pas une culture cinématographique très forte et pourtant, j’ai une connaissance du cinéma par la pratique. Je lis un scénario et je sens tout de suite les codes, tu devines très vite ce qui va se passer, même si c’est bien écrit. Encore pire si ce n’est pas bien écrit. Quand j’ai lu Sirāt, je me suis dit « c’est quoi ce truc? » Au départ un père cherche sa fille et puis le film change, évolue vers quelque chose de plus spirituel…Et il change à nouveau. Il y a plein de choses qui te surprennent et quand tu finis le film, cela ne ressemble à rien de ce que tu avais prévu. Tu ne peux pas vraiment le définir. Quand je l’ai lu la première fois, je l’ai beaucoup aimé mais il y a une douleur très explicite au centre du film. Je me demandais si je pouvais la jouer. Quelque chose d’aussi brutal, d’aussi frontal. Je craignais qu’on trouve ça obscène. Je pensais que ce serait mieux, filmé de loin. Et puis, c’est comme pour tout, j’ai essayé, essayé et je pense avoir fait de mon mieux. J’ai des enfants mais je ne pense pas à eux quand je joue. C’est un jeu, il ne s’agit pas non plus de se faire mal.

Vous avez vu d’autres films d’Oliver Laxe, avant de tourner dans Sirāt?

On dit Latché, c’est la bonne prononciation. Oui, j’avais vu Viendra le feu. J’avais beaucoup aimé mais ce n’est pas ce qui m’a décidé.

Mimosas, le premier film de fiction d’Oliver Laxe

Le film est plus proche en fait de Mimosas, son premier film de fiction?

Je l’ai vu après. Je lui ai dit, c’est la même chose. Il m’a répondu, oui, oui.

C’est la même chose moins la techno, moins les effets de la dernière demi-heure.

En fait, il avait écrit Sirāt avant. Mais comme il n’avait pas d’argent, il a changé de projet. Mimosas, c’est un peu comme Sirāt avec moins d’argent. Il y a déjà le désert, le Maroc, des voitures qui suivent des chemins.

Mais ce ne sont pas les films précédents d’Oliver qui vous ont décidé à tourner dans Sirāt?

Non, c’est le scénario. Comme je ne suis pas très cinéphile, c’est toujours comme ça, même si j’adore ce qu’il fait. Par exemple, au début de ma carrière, Bigas Luna, un grand réalisateur espagnol, très connu, m’a proposé un scénario. Je n’ai pas aimé le scénario alors que mon personnage était super, sympa. Je lui ai dit « je ne sais pas quoi faire car je n’ai pas aimé le scénario, peut-être que je ne l’ai pas compris« . Il m’a répondu (Sergi fait de grands gestes) : si tu ne le sens pas, ne le fais pas! J’admire les films qu’il a faits avant, et je ne voulais pas faire le pire film de sa carrière. Moi ça m’est égal, si c’est un grand ou petit réalisateur, ça m’est égal. Ce qui m’intéresse, c’est de faire de beaux films, avec de bonnes histoires. A la limite même, je peux jouer des personnages anecdotiques mais dans des films solides.

Au début, vous pensiez que cela allait être un mélodrame familial, avec un père qui recherche sa fille…

Et puis la vie vous emmène dans une autre direction…Au début, on se demande ce que fait ce type avec un accent dans le milieu des raves.

Vous êtes le seul acteur professionnel de la distribution et le premier avec qui Oliver Laxe a travaillé?

Si, si (espagnol). Il avait toujours travaillé avec des acteurs amateurs qui n’ont pas joué grand’chose auparavant, voire rien. Il m’a dit « c’est la première fois que je travaille avec un professionnel « . Il m’a pris certes parce que je suis un professionnel mais aussi parce que, quelque part, je peux me jouer moi-même. Quand j’ai commencé dans le métier, Manuel Poirier recherchait les gens pour ce qu’ils étaient. Donc j’ai commencé en me jouant un peu moi, Un mec espagnol, qui a l’accent, des choses proches de moi…

Harry un ami qui vous veut du bien, Sergi López et Laurent Lucas (de dos)

Dans le film de Dominik Moll, Harry, un ami qui vous veut du bien. c’est a priori assez loin de vous…(Sergi Lopez a obtenu le César du meilleur acteur pour ce rôle, Ndlr).

Dominik Moll, il m’a envoyé un message car il a vu le film hier, Sirāt. Au départ, quand Dominik Moll m’a proposé Harry, un ami qui vous veut du bien, il m’avait proposé l’autre rôle, celui de Laurent Lucas, le personnage du type qui essaie d’écrire, qui a une femme et des enfants…On répétait avec Dominik, on lisait les scènes. Et tout d’un coup, il m’a dit « qu’en penserais-tu si tu jouais Harry? ». Je lui ai répondu tout de suite : « je trouve ça super. » Parce que le scénario était formidable mais ma crainte, c’était que, dans le personnage d’Harry, il y ait un acteur où, de loin, on le voit arriver et on se dit tout de suite, on se méfie de lui, un brun ténébreux comme Laurent Lucas. C’était super que Harry ait l’accent espagnol, et dise « salut, je t’ai acheté un quatre-quatre« .

Cela justifie en plus le titre.

Exactement. Un ami qui vous veut du bien, qui fait plaisir, qui est sympa. Personne ne se méfie. C’est comme quand j’ai fait Une Liaison pornographique (Frédéric Fonteyne, 1999). Quand on te dit le titre, tu te dis que ça ne va pas être pornographique. Et pour Harry, ce n’est pas franchement un ami qui vous veut du bien, haha. Il y a de l’ironie, de l’humour.

Puisque vous êtes le premier acteur professionnel d’Oliver Laxe, comment vous a-t-il dirigé? Dirige-t-il d’ailleurs?

Il est très directif mais, avec toute mon amitié, il est un peu casse-couilles aussi! (rires). En fait, non pas casse-couilles…Il est très possédé par ce qu’il raconte, par le film, par l’histoire, par la spiritualité, et dans la mise en scène, il est très précis, rigoureux, il n’est pas dans la liberté de l’improvisation. Les acteurs, à part moi, n’avaient jamais joué avant mais ils étaient dirigés très précisément, comme des acteurs, en fait. Tu dois dire telle phrase exactement à tel endroit, c’est précis. Si on compare avec Manuel Poirier, les tournages avec Manuel, c’était davantage du cinéma-vérité. Avec Oliver, les cadres sont très élaborés, les placements très définis.

Sergi López, Stefania Gadda, Joshua Liam Henderson, Richard Bellamy dans Sirāt

Contrairement au film qui dévie, le metteur en scène ne dévie pas.

Exactement! Il montre une vie imprévisible mais lui, il a tout prévu! (rires). Je vais lui dire, haha.

Dans ses films, il y a un aspect spirituel qui ressort beaucoup. Dans Mimosas, c’est l’Islam qui est cité. Est-ce que cela se ressent dans sa mise en scène?

Cela se ressent. Car il en parle beaucoup, tout le temps. Quand on discute sur le scénario, quand on parle avec lui, quand on fait des répétitions. Il a fait des essais avec moi. Il m’a dit « tu es un acteur reconnu, je ne sais pas si tu vas accepter de faire des essais. Parce qu’il y a un autre acteur. » Je lui ai répondu « non, je veux bien faire des essais, pour voir si on s’entend bien. Car si on ne s’entend pas, cela ne sert à rien de faire le film ensemble« . Et donc à chaque fois, il y a cette idée spirituelle, il parle tout le temps de cela. Il est très possédé par cette histoire, par ce parcours spirituel. Il se nourrit beaucoup de cela. Après l’histoire, elle est comme ça…

C’est une métaphore. On n’est pas obligé de saisir l’aspect spirituel mais il est toujours là.

Moi j’ai l’impression que ce film, il est métaphorique et n’est pas métaphorique à la fois. Au départ, c’est un père à la recherche de sa fille et puis ça part sur autre chose. La fille, on l’oublie. Même lui, le père, on l’oublie. C’est le groupe, la famille qui avance.

C’est comme dans Mimosas, le fait de trouver un chemin.

Si, si. Et ça, c’est complétement spirituel. Il s’agit d’avancer vers une lumière, et de transcender l’aspect matériel.

Sergi López dans Sirāt

La techno, c’est un peu votre type de musique ou pas du tout?

Non, pas du tout. Encore une fois, je ne suis pas très cinéphile, je ne suis pas non plus très mélomane. Mais j’écoute de la musique. J’ai découvert il n’y a pas très longtemps une radio française, FIP, qui passe un peu tout, de la techno, des chants populaires brésiliens, de la musique africaine, des percussions, du jazz…C’est toujours de la musique de qualité, quoi qu’ils mettent. Des chansons des années 30, de la musique pop, du rock. Mais toujours de la qualité. Donc pour moi, la techno, c’est pareil. J’ai fait parfois des raves, avec une dimension politique. Tu sens alors que la techno, c’est spirituel, cela travaille le corps à pas mal d’endroits.

Le travail sonore du film est hallucinant.

C’est une bonne partie de la magie du film. La première fois que je vois un film où j’ai joué, je ne vois que moi -alors qu’il n’y a pas que moi dans le film. Je vois les scènes qu’on a coupées, je me rends compte du montage, etc. J’ai besoin de voir le film trois, quatre, cinq fois pour oublier ma présence et être dans l’histoire. Alors que pour Sirāt, je l’ai vu la première fois sur un écran d’ordinateur, il y avait encore les fonds verts, la musique n’était pas encore complètement mixée. Et quand je l’ai vu à Cannes, la musique m’a complètement emporté. Je me souviens d’un plan du film, vu à Cannes, avec les camions qui partent en emportant la poussière de sable du désert. Il n’y a pas d’acteurs, pas de dialogues. Il y a seulement une image, un mouvement et tu as l’impression qu’il se passe quelque chose. C’est stupéfiant. Je ne l’ai vu qu’une fois dans sa version définitive à Cannes et j’étais scié! Je connaissais pourtant l’histoire, je savais tout ce qui allait se passer et pourtant…non vraiment la musique y est pour quelque chose dans cet effet extraordinaire que produit le film. C’est pour ça que c’est vraiment un film de cinéma, c’est vraiment formidable à voir sur grand écran.

Le dernier jour du Festival, vous êtes revenu pour le Festival de Cannes, pour le Palmarès?

Ah non, j’étais déjà à un autre festival qui durait trois jours, un festival de courts métrages. Donc je ne pouvais pas venir.

On vous l’a proposé quand même?

S’il avait été question de donner un prix à l’acteur du film, quelqu’un de la production aurait insisté et m’aurait dit « Sergi, il faut que tu viennes« . Mais ce n’était pas le cas. Donc c’était forcément un prix pour le film. Le reste de l’équipe est resté à Cannes. Il y avait aussi une rumeur que la Palme d’or était possible et puis finalement non.

Au bout du compte, Palme d’or ou pas, l’important c’est que le film ait été primé. Je ne sais pas si vous le savez mais Oliver Laxe a été primé pour tous ses films, ce qui est assez exceptionnel pour un jeune cinéaste.

Si, si, si, si (en espagnol). Les trois ou quatre films qu’il a faits, ils ont été tous primés à Cannes. Là, c’était la première fois pour la compétition de la Sélection officielle. Ce qui serait dommage maintenant, c’est qu’un jour il n’aura pas de prix, j’espère qu’il ne le vivra pas mal, tu vois. Car on peut être champion un jour, il arrivera toujours un moment où on ne le sera plus, ce n’est pas grave.

Le fait d’obtenir un prix, cela permet d’obtenir déjà une reconnaissance au début de sa carrière. Une fois qu’on est reconnu, on n’en a plus vraiment besoin.

Si, si (espagnol). Une reconnaissance. Peut-être une sortie américaine pour le film, etc.

Le film est coproduit par Pedro et Agustín Almodóvar. Cela ressemble presque à une sorte de transmission du témoin, d’une génération à une autre.

Oui, ils produisent pas mal de cinéastes espagnols. Ils sont assez pointus, ils produisent des auteurs. Ils s’intéressent à beaucoup de jeunes. Ils lisent pas mal de scénarios, étudient la filmographie des cinéastes, ce qu’ils ont fait avant.

Jade Oukid et Tonin Janvier dans Sirāt

Sirāt, c’est un peu l’Apocalypse, non?

Un petit peu, oui…ça part en couilles, haha (rires).

Ce n’est pas un peu éprouvant de vous vous retrouver dans ce climat-là?

Ah non, pas du tout. Pour moi, c’est bien, c’est du jeu, c’est toujours un plaisir. Cela t’a rendu malade?

Moi non, mais je connais des personnes qui ne pouvaient plus, qui n’osaient plus regarder l’écran à la fin.

Ah oui, elles avaient peur que l’écran explose, haha.

Elles avaient peur pour vous, surtout…

Le film parle de ça, en fait. On avance dans la vie et des choses inattendues peuvent survenir.

On peut penser que Sirāt révèle des choses sur le monde dans lequel on vit, que cela révèle des choses, en étant en phase avec notre époque.

C’est comme ce que je disais avant. J’ai l’impression que c’est un film à la fois métaphorique et pas métaphorique. Je m’explique, il est dystopique et en même temps il n’est pas dystopique. C’est tout le temps une dystopie. Il y a eu le Covid, ce n’était pourtant pas une bombe nucléaire mais TOUS ont dû rester immobiles. En même temps ce n’est pas dystopique. Car ce qu’on entend à la radio, c’est la guerre à un endroit ou à un autre, on ferme les frontières, il y a la queue, il n’y a pas d’essence, toutes ces violences latentes, etc. Tout cela, ce n’est pas dystopique, cela se passe réellement. Certains parlent déjà de Troisième Guerre Mondiale, c’est qu’on a l’impression qu’on s’approche et on avance vers quelque chose qui a peut-être déjà commencé, comme les personnages du film. On est tous dans le même train. On va où, là? On ne sait pas.

Le confinement, cela vous a marqué?

Je crois que cela a marqué tout le monde. Pour moi, pour tout avouer, c’était assez agréable. Je vivais à la campagne, il n’y avait personne, pas de voitures. Mais pour tout le monde, il y avait un pouvoir qui pouvait nous donner l’information que c’était dangereux de sortir dans la rue, qu’il valait mieux rester chez nous. Et qu’on nous oblige à le faire, et qu’on le fait. Tu ne peux plus sortir car il n’y a plus rien, tout est fermé. Je crois que, dans la tête des gens, on est tous traumatisés. On a fait semblant de vivre pendant quelques mois. Il y a comme un « reset » (une mise à jour) à faire et qu’on n’a jamais fait. Qu’on n’a pas fait car c’est impossible à faire. Pour faire un « reset », il faudrait passer à sac, examiner vraiment tout et cela fait peur. On ne veut pas se remettre en question, on ne veut pas mourir. Et le film touche car, dans toutes les générations aujourd’hui, il y a ce sentiment dans la tête, on avance mais on va où, au fond.

Oliver a déjà écrit ce scénario avant mais c’est mieux qu’il le tourne et le sorte maintenant.

Oui c’est mieux car à l’époque, il n’aurait pas eu le même effet. Pour citer un autre exemple, j’ai joué dans Les Derniers jours du monde des frères Larrieu. Il faudrait que je le revoie. Dix ans avant la pandémie, ils montrent un virus qui circule, la ville de Biarritz entièrement fermée, la police dans les rues, « c’est la fin du monde, mangeons des oeufs à la truffe« . Dix ans avant…C’est fou, le cinéma est vraiment prémonitoire parfois!

Mathieu Amalric dans Les Derniers jours du monde des frères Larrieu

Propos recueillis par David Speranski le 2 juillet 2025