Julia Faure représente un cas à part dans les actrices françaises d’aujourd’hui. De par sa classe naturelle, elle s’inscrit dans le paysage comme l’une des plus belles et talentueuses comédiennes françaises du cinéma contemporain. Pourtant sa notoriété n’est pas exactement proportionnelle à son talent. D’une certaine manière, elle est un peu ce que François Truffaut disait de Marie-France Pisier, une « star de cinémathèque », c’est-à-dire une comédienne complètement reconnue et célébrée par les véritables amateurs de cinéma, qui n’est pas encore pour l’instant identifiée par le grand public. Pourtant depuis plus d’une dizaine d’années, sa présence fascinante et obsédante parcourt le cinéma français. Il suffit parfois d’une scène où apparaît le charme singulier et ludique de Julia Faure pour sauver un film improbable. Grande cinéphile, elle privilégie les rencontres avec les auteurs (Philippe Garrel, Noémie Lvovsky, Quentin Dupieux, Bertrand Bonello) mais ne néglige pas pour autant les comédies populaires et grand public (A coup sûr, Eléonore, les séries d’Arte, J’ai deux amours ou Mytho). Elle mélange parfois les deux et parvient à faire d’une pierre deux coups quand Noémie Lvovsky et Quentin Dupieux l’engagent pour leurs comédies déjantées. Rencontre donc avec Julia Faure, une comédienne fascinante, une femme fatale qui respire aussi l’enthousiasme, la passion et la joie de vivre.
La première fois que je vous ai croisée, c’est à la projection de L’Etreinte du serpent de Ciro Guerra à la Quinzaine des Réalisateurs. Vous cherchiez une place, vous portiez des lunettes et on ne vous reconnaissait pas. Vous faisiez preuve d’un goût cinéphilique intéressant, marqué pour les auteurs. C’est ce qui m’a donné envie de vous rencontrer, de parler donc du film Coma de Bertrand Bonello et de l’ensemble de votre parcours dans le cinéma.
Ah oui, L’Etreinte du serpent, j’avais beaucoup aimé. Je ne pourrais plus en parler aujourd’hui car c’est un souvenir assez lointain. Et puis, les projections à Cannes, comme vous savez, c’est très particulier.
Quand j’ai su que vous avez été choisie par Bertrand Bonello pour Coma, j’ai trouvé cela formidable car vous retrouvez un premier rôle dans un film d’auteur, comme celui de Sauvage innocence de Philippe Garrel, votre premier film. Et pour moi, c’est d’assez loin votre meilleur rôle depuis Sauvage innocence. Considérez-vous que c’est une transposition assez originale et véridique de ce que l’on a pu vivre lors de l’expérience du confinement?
Bah non, pas particulièrement, en fait. Je trouve vraiment que le confinement est juste le cadre, le décor du film. Je ne trouve pas que ce soit le fond du film. Je ne pense pas que Bertrand Bonello ait fait ce film pour parler du confinement. Cela ne raconte pas le confinement. Pour moi, quand j’ai lu le scénario, cela me racontait vraiment les limbes, c’est-à-dire, pour la jeunesse, un endroit à rechercher. On aurait pu dire que le confinement, on aurait pu le transformer en termes de limbes, en endroit de création, un endroit secret, caché où on peut se retrouver. Alors que le film me raconte vraiment la mort, la tentation du diable, le fait de ne plus sentir la douleur parce qu’on s’est perdu. Cela me racontait un endroit de grande souffrance, les limbes, parce que c’est la solitude, le silence, l’incertitude et en même temps de grande joie si on arrive à transformer cet endroit et en faire quelque chose de très intime. On peut y trouver la poésie. C’est plus un film sur le détour et la marge que sur le confinement qui serait d’une certaine façon les limbes de façon très concrète et plus triviale. Et les limbes, c’est la poésie, voilà. Je ne sais pas si c’est très clair ce que je vous dis là.
Si, si, je comprends. C’est très beau d’ailleurs. En fait, vous pensez que le confinement, c’est plus un prétexte, en fait.
Oui, exactement. C’est un prétexte et en même temps, cela nous a tous marqués violemment, intimement et collectivement. C’était difficile de ne pas en parler car on a tout fait le film avec une toute petite équipe. On a quasiment improvisé le film, même si le scénario était très écrit.
Cela a permis à Bonello de travailler un thème qui l’obsède depuis longtemps.
Oui, largement, c’est comment cultiver sa singularité, garder sa profondeur. Une jeune fille de 18 ans, c’est quand même un moment où on est très tenté par la vanité, où on a à la fois envie d’être vu pour ce qu’on est, totalement, et en même temps, d’être certain d’être absolument normal. Et lui, il dit, c’est comme s’il disait, la normalité, on s’en fiche, le centre, on s’en fiche. Pour moi, le centre, c’est comme si c’était le système, et la marge, c’est hors système et c’est là que se passe les choses les plus passionnantes, les plus intenses, les plus fortes. Il faut prendre le risque d’y aller pour se sentir vraiment vivant. Le risque de la marge, c’est pour se sentir réellement vivant. C’est se sentir au bon endroit et ne pas rejoindre tout de suite la normalité.
C’est une vision très intéressante du film. Votre performance est très impressionnante car vous jouez en fait toute seule. Vous n’avez pas de partenaire et vous jouez avec le spectateur qui vous regarde, comme les personnes qui font des tutoriels. Vous vous êtes inspirée de ces personnes et de certains tutoriels? Vous avez été influencée par des influenceuses?
Non, pas du tout, Qu’aurais-je pu regarder? Patricia Coma n’a pas de thème de prédilection, elle s’attaque à tout (rires)! Les thèmes les plus concrets, triviaux, au ras des pâquerettes mais aussi les plus spirituels, les plus métaphysiques. C’est compliqué de trouver un tuto de philosophie. Je ne sais même pas si ça existe (rires). Alors que elle, c’est ce qu’elle fait. Je pense que Patricia Coma n’a jamais regardé de tutos. Internet, c’est un endroit où on peut se mettre en scène, autant en profiter et ne pas regarder ce que les autres ont fait avant. Patricia Coma, elle est très particulière quand même. Elle est très glamour, elle a quelque chose d’assez diabolique et en même temps de plus en plus fragile. Elle possède quelque chose qui relève de la maîtrise. Le fait de jouer seule face à la caméra pouvait me donner ce sentiment-là, de pleine maîtrise. Ou plus exactement, pouvait me donner l’illusion de cette maîtrise. En fait, c’est la caméra qui gagne à la fin. Donc l’incertitude gagne. En tant qu’actrice, j’ai commencé le tournage avec une certaine maîtrise puisque je n’avais pas vraiment de personnage et que je pouvais avoir un certain contrôle de mon travail, Je me suis rendue compte qu’en fait la solitude face à la caméra me forçait à montrer des choses que je n’avais pas anticipées. Mais c’était pas mal car cela coïncidait avec la faille de Patricia Coma qui se révèle au fur et à mesure du film. La faille de sa grande solitude, qui est en même temps sa grande force et sa grande détresse.
Dans la plupart des films, vous avez une très forte présence. Paradoxalement, on pourrait penser que vous n’avez pas vraiment besoin de partenaires. Le fait de jouer toute seule dans vos séquences de Coma, cela permet d’imposer votre présence et de faire en sorte qu’elle prenne toute son ampleur.
Oui, et d’imposer un rythme surtout, c’était très agréable. J’en parle comme si Patricia Coma était extérieure à moi alors qu’elle passait par moi. Mais Patricia Coma, j’aimais bien qu’elle puisse prendre toute la place, que son corps puisse prendre tout le cadre. C’était assez délicieux (rires). Je n’ai pas eu vraiment de surprises au montage. Pour le coup, c’est Patricia Coma qui a fait ses séquences, d’une certaine façon.
J’ai revu Saint Laurent dernièrement, que j’ai trouvé vraiment magnifique (Julia Faure redit le mot magnifique). Ce que réalise Bonello est toujours très intéressant mais je trouve que Coma est son meilleur film depuis Saint Laurent.
Ah la la…Alors là, moi, j’adore Nocturama, je suis vraiment dingue de Nocturama et je trouve Zombi Child très beau aussi. J’ai vraiment du mal à hiérarchiser les films de Bertrand Bonello, je les trouve tous très beaux à des endroits très spécifiques, et pourtant ils travaillent tous le même endroit. Mais Coma, je le trouve très émouvant. En fait, peut-être que c’est votre préféré depuis Saint Laurent car il possède une puissance d’émotion assez dingue, je trouve.
Oui, peut-être. Bonello est un metteur en scène très cinéphile donc il y a des influences d’auteurs que l’on retrouve dans ce film. Par exemple, Coma est construit comme Notre Musique de Godard en triptyque, avec un prologue, une partie centrale, un épilogue. C’est assez flagrant. Mais il s’agit probablement d’une influence inconsciente.
Ah peut-être, il faudrait lui demander. Je n’ai aucune idée. Mais ce ne serait pas étonnant.
Et il y a aussi des références à Lynch, par exemple aux poupées qui disent des dialogues de sitcom…On trouve aussi chez Lynch des rires décalés par rapport aux dialogues…
Oui, avec les lapins….
Etes-vous d’accord avec Bertrand Bonello quand il affirme que ce n’est pas un film expérimental?
Ah oui, complètement. Car il y a une narration quand même, un début, une fin. Comme vous dites, c’est en trois parties, c’est très structuré. Pour moi, un film expérimental, il n’existe pas de narration, c’est un film qui se fait au fil du tournage et du montage. Alors que là, à part inverser une ou deux séquences, il n’y a pas une seule ligne qui a changé. Le scénario était vraiment très écrit, il n’y a pas une virgule qui a changé.
A l’origine, Bonello est un musicien, un compositeur. J’ai trouvé qu’il fonctionnait dans ce film en phrases musicales superposées : la ligne du personnage de Louise Labèque, la ligne de Patricia Coma, les poupées-marionnettes, les limbes filmées en noir et blanc comme un film d’horreur…
C’est très intéressant. Il faudrait lui en parler. Cela résonne en tout cas, ce que vous me dites.
Le film en lui-même reste complètement accessible aux spectateurs qui vont le voir mais le projet est assez particulier, très spécifique.
Le film porte des choses, il ne se résume pas à un film expérimental. Pour moi, un film expérimental, ce n’est pas forcément accessible. Mais par exemple, Godard, pour vous, c’est expérimental? Les derniers films de Godard, Adieu au langage, etc?
Pour moi, Godard est expérimental depuis un bout de temps. Mais ce n’est pas une critique, un défaut, ce n’est pas péjoratif de mon point de vue, bien au contraire.
Qu’il y ait de la recherche, cela, je l’entends. Mais j’ai l’impression que film expérimental, c’est un genre de film très spécifique.
Oui, je vois ce que vous voulez dire, cela joue plus avec l’aléatoire qu’avec une structure très écrite.
Oui, alors que là, c’est très écrit, justement. Même s’il mélange plusieurs formes, de la 3D, de la 2D, des Barbie, de la voix off, des images d’archives…Mais cela n’en fait pas un film expérimental. C’est simplement protéiforme, multiple. Ce n’est pas aléatoire.
Vous avez un peu cité Leos Carax lorsque vous avez parlé au sujet de ce film de « la beauté du geste », ce film étant autoproduit, hors système économique…
C’est Leos Carax qui parle de la beauté du geste, eh bien dis donc! Je ne le savais pas du tout (rires). Je n’étais pas en mesure de le citer car je ne le savais pas (rires).
Je vous assure, c’est dans une séquence de Holy Motors où…
Ah bon, c’est formidable car j’adore ce film et j’en viens donc à citer une phrase de ce film sans le savoir, donc vraiment c’est très bien (rires).
C’est une réplique de Michel Piccoli dans le film.
Ahhh….c’est encore mieux….ça s’explique alors un peu…Michel Piccoli, je suis une très grande fan.
Coma est autoproduit mais il y avait des conditions de confort lors du tournage que vous n’avez pas trouvées lors des films précédents que vous avez tournés.
Oui, et que je ne retrouverai jamais sans doute. Car c’est quelque chose qui n’existe plus. On était tous, – on était sept dans l’équipe – on était chacun surpris de vivre en plus un moment spécial puisque c’était le moment du confinement. C’était fou, cette légèreté, c’était la grâce de se retrouver entre des gens qui s’entendent bien, et d’en faire quelque chose dans la joie, et sans attente, sans pression de l’industrie, autre que s’amuser, chercher, et réussir à faire quelque chose ensemble. Chaque jour, en allant sur le tournage, je me disais que ce devait vraiment être ça, les films des frères Lumière, filmer la femme de l’un, l’arrivée du train, etc. Filmer des moments exceptionnels de gens qu’on aime bien, à l’instant parce que cela n’existera plus après, et parce que c’est exactement ce qu’on a envie de faire à ce moment-là. Cela m’a fait penser à l’invention des frères Lumière. Mais en fait c’est très rare, dans ce métier, de pouvoir retrouver l’origine de son désir. Une origine enfouie, complètement inconsciente. Et c’est vraiment la beauté de ce moment pour moi, c’était ça. Cela m’a fait une fois cela au théâtre, justement en jouant avec Michel Piccoli, il y a très longtemps, comme si je redécouvrais l’origine de mon désir d’actrice, une origine presque ancestrale. C’était viscéral en moi, dans cette pièce, en jouant avec Michel Piccoli. Et là, c’était la même chose, comme si, au commencement du cinéma, il y avait cette légèreté-là, comme sur le tournage de Coma. Parler de légèreté en 2022, c’est extraordinaire, cela donne envie de rire, mais d’un rire d’effroi.
Cela a été tourné quand, exactement?
Cela a été tourné en avril 2021. On était vraiment comme des clandestins. Un restaurant avait prêté son lieu alors qu’il était fermé depuis des semaines. C’était magnifique, on était là comme des pirates, à tourner des séquences. Il y avait quelque chose de….je ne dirais pas tragique, il ne faudrait pas exagérer, mais d’émotionnellement dur pour tout le monde mais en même temps on volait du temps à ce confinement.
C’est visible à l’écran, il y a une jubilation, un ravissement à tourner le film.
Un enchantement total. De détraquer un peu ce moment du confinement, de se réapproprier des choses dont on a été dépossédé, des choses très concrètes, pouvoir rentrer en douce dans un restaurant, mais aussi et surtout la légèreté. Se réapproprier la légèreté, pendant quelques jours.
Suite de l’entretien dans la 2ème partie où Julia Faure évoquera Philippe Garrel, Quentin Dupieux, Noémie Lvovsky, toujours Bertrand Bonello. et surtout Michel Piccoli.
Entretien réalisé par David Speranski à Paris en juillet 2022.