Désormais Joachim Trier n’est plus seulement le presque homonyme et lointain parent de Lars von Trier. Il est devenu un cinéaste à la personnalité affirmée et très distincte de celle de son cousin éloigné. Cette année, en 2025, il a longtemps été favori dans la course à la Palme d’or. Il a fini par remporter le Grand Prix du Jury, récompense largement méritée, qui consacre un cinéaste sensible, humble et surtout extrêmement talentueux. En six films, il les a tous brillamment réussis. Surtout connu pour sa trilogie d’Oslo (Nouvelle donne, Oslo 31 août et Julie (en douze chapitres), Joachim Trier devrait avec Valeur sentimentale, oeuvre impressionnante conjuguant les temporalités et couvrant un vaste champ de sensibilités diverses au sein d’une famille, conquérir le grand public et devenir enfin un nom qu’on ne confondra plus jamais avec celui d’un autre.
N.B. : cet article présente uniquement la première partie de l’interview de Joachim Trier. La seconde partie dans laquelle il s’exprime sur l’aspect musical de ses films, son rapport à Bergman et autres cinéastes nordiques, son film par rapport au reste de son oeuvre et la partie comédie de Valeur sentimentale, et donc la version intégrale de cette interview, seront publiées dans le numéro 1 de la revue MovieRama, à paraître début septembre, sur la rentrée cinéma 2025 et plus particulièrement les films de Cannes.
1) Back home

Votre nouveau film, Valeur sentimentale, peut être considéré comme un portrait de groupe, de famille. Il pourrait également s’appeler comme votre troisième film, Back Home. La situation est très similaire : une mère décédée, deux frères au lieu de deux sœurs, et un père (très différent). La mère n’est pas aussi présente qu’Isabelle Huppert dans votre film précédent. Comment pourriez-vous comparer ces deux films et comment estimez-vous avoir progressé d’un film à l’autre?
Bonne question. C’est très compliqué de vous répondre, mais je vais essayer. Parce que Louder than bombs (titre original du film, modifié à la suite d’attentats terroristes) ou Back Home est un film dont je suis extrêmement fier, même s’il n’a pas forcément eu l’accueil que j’espérais. Quand j’ai présenté Back Home à Cannes, on s’attendait à ce que je propose quelque chose de similaire à Oslo 31 août qui avait remporté un petit succès même s’il n’était pas en compétition. Les critiques ont comparé les deux, souvent au désavantage du plus récent. De tous mes films, c’est peut-être celui qui n’a pas eu sa chance. Et c’est aussi le film pour lequel, bien des années plus tard, la plupart des gens viennent me voir, quand il passe à la télévision, et me disent : « Tiens, je ne l’ai jamais vu parce qu’on m’a dit qu’il n’était pas terrible. Mais en fait, il est vraiment bon. » (rires) Je suis vraiment fier de ça.
Pour revenir à votre question, la différence entre les deux tient à l’expérience du chagrin. Valeur sentimentale est davantage sur le pardon, la consolation, la manière dont une famille invente d’autres moyens de communiquer. Alors que Back home se trouve déjà à une étape ultérieure, d’une certaine manière. Mais c’est difficile de les comparer car ce sont deux histoires différentes.
La principale différence, qui est évidente comme vous l’avez souligné, se situe au niveau des deux personnages paternels. Dans Valeur sentimentale, Gustav Borg est un patriarche plus classique, plus narcissique et manipulateur, tandis que le personnage de Gabriel Byrne, dans Back home, me semble très doux et gentil, mais il est aussi faible et rencontre des difficultés à communiquer avec ses enfants. C’est une question universelle qui me taraude beaucoup.
2) Thelma

A mon avis, vous avez – consciemment ou pas – évolué d’un point de vue masculin (Nouvelle donne, Oslo 31 août) vers un point de vue féminin (Julie (en douze chapitres), Valeur sentimentale). Le grand tournant est représenté par Thelma. Pourquoi, à partir de Thelma, vos films se focalisent davantage sur des personnages principaux féminins?
Je ne sais pas. J’ai peut-être eu envie de travailler avec des acteurs différents, donc des actrices. J’ai aussi inventé des histoires différentes. Mais c’est intéressant de regarder Anders Danielsen Lie dans Oslo, 31 août et Julie (en 12 chapitres) : ils sont assez similaires dans leur portée existentielle, mais ils sont aussi très différents en tant que personnages. Cela ne relève pas d’un choix très conscient.
On peut penser en effet qu’il se passe une sorte de transmission de relais entre Anders et Renate à la fin de Julie (en 12 chapitres).
3) Dichotomie absurdité/beauté

Peut-être serez-vous en désaccord mais je considère que Valeur Sentimentale traite de la façon de survivre à la tentation du suicide. J’admire beaucoup votre film, en particulier la façon dont la forme très élégante, fluide et sophistiquée, cache presque les thématiques tristes et la profondeur du sujet. Est-ce que vous aimez chercher cette beauté dans la façon dont les humains s’efforcent de trouver un moyen de faire face, de gérer leurs vertiges émotionnels?
Merci beaucoup pour le compliment. Je m’intéresse de très près à la dichotomie entre l’absurdité et la beauté. L’exemple le plus explicite est sans doute Oslo, 31 août, qui est peut-être le film le plus triste que j’aie jamais fait. Il parle aussi de cicatrices cachées, dans un monde qui est beau. Pourquoi ne sommes-nous pas plus heureux ? Pourquoi ne sommes-nous pas plus connectés ? C’est la vieille blague de Woody Allen dans Annie Hall. Deux femmes mangent au restaurant. L’une dit : « La nourriture est vraiment horrible. » Et son amie répond : « Oui, les portions sont tellement petites.» (rires). Je crois que c’est ma vision de la vie. C’est compliqué, mais c’est vrai que nous en voulons toujours davantage. Nous aspirons à la beauté et à la joie. Tout cela fait partie de la condition humaine. C’est ce que nous dit Woody Allen.
4) Le choix d’Agnès

Dans le récit de Valeur sentimentale, ce qui surprend et s’avère particulièrement intéressant, c’est qu’il n’existe pas de jalousie entre les personnages, entre la star hollywoodienne qu’incarne Elle Fanning (Rachel Kemp) et son alter-ego Nora, jouée par Renate Reinsve, évidemment, mais aussi entre les deux sœurs, dont l’une, Nora, est une artiste qui n’est pas aussi épanouie qu’on pourrait le croire, et Agnès (Inga Ibsdotter Lilleaas) qui n’a pas suivi ce chemin, sans qu’elle n’en soit forcément frustrée. Comment avez-vous envisagé l’absence de cette jalousie qu’on pourrait s’attendre à voir s’exprimer à l’écran ?
Je pense que c’est peut-être parce qu’elles sont aux prises avec bien d’autres problèmes… C’est une bonne question. Je trouve étrange que Nora, la sœur aînée, éprouve en fait surtout du mépris pour la vie de sa cadette, plutôt que de la jalousie. Elle ne les admire pas, son mari et elle, consciemment. Elle éprouve beaucoup de condescendance envers la vie de famille bourgeoise et ennuyeuse, le mari et tout ça. Elle en plaisante tout le temps. Mais elle est aussi ambivalente, car elle aspire en vérité à la même chose, mais dans la configuration de sa vie, elle ne sait pas comment y parvenir. Et je pense que Agnès se sent terriblement accablée par la responsabilité du malheur de sa soeur. Et c’est cette différence qui crée ce vide, plutôt que la jalousie de vouloir ce que les autres ont. Mais on pourrait se demander, inconsciemment, si on veut l’analyser d’un point de vue psychologique, s’il y a peut-être une jalousie plus profonde de Nora, envers l’expérience du tournage d’Agnès quand elle était enfant et du choix que son père a fait à l’époque, mais aussi s’il existe de l’admiration et de l’envie de la sœur cadette envers la liberté et le drame de la vie passionnante d’actrice de sa grande sœur. Mais elles ne veulent pas présenter cela comme un conflit. C’est un choix.
C’est une jolie façon de le dire, car en tant que spectateurs, on pourrait s’y attendre et c’est bien d’éviter ce cliché.
Avec Eskil (Vogt, son coscénariste), on essaie à chaque fois différentes versions de la direction que les choses pourraient prendre. C’est aussi certainement une question de goût que l’on partage. On appelle ça une diversion narrative (un hareng saur). On pense que telle chose va se produire, le narrateur a laissé intentionnellement des indices, mais ensuite, quelque chose d’autre se produit. Et parfois, ces choses se produisent de manière négative. Par exemple, certains m’ont dit qu’ils pensaient que la petite sœur Agnès finirait par obtenir le rôle à la fin, mais ce n’était pas mon intention. Pendant le montage, j’ai discuté avec des gens, et certains m’ont dit que ce ne serait pas forcément une mauvaise idée. Les gens peuvent le ressentir un instant, puis autre chose se produit. C’est normal. Il s’agit de susciter la curiosité et l’interprétation du public afin que, tout au long du film, toutes les possibilités soient intéressantes.
Le pire, ce serait qu’à la moitié du film le public puisse deviner comment ça va évoluer et je trouve que ce serait dramatique. Il faut garder son film vivant, imprévisible. Parce que la vie l’est. Vous avez peut-être eu peur en voyant l’affiche, en vous disant : « Oh non, elles vont se disputer pour savoir qui a reçu le plus d’amour de leur père. » Vous pouvez imaginer ça dans un tel film, ou imaginer une scène où elles se serrent la main en s’excusant, ou encore où Agnès pourrait être un très bon choix de casting.
Agnès pourrait effectivement être un très bon choix…
Ce qui m’intéresse avec ce personnage et l’histoire qu’on a voulu raconter, c’est que Agnès s’aperçoit que sa soeur est le coeur de l’inspiration de son père, et de ce qui permet de réaliser ce film. C’était en fait le concept de Valeur sentimentale. Agnès était actrice quand elle était enfant, et peut-être est-elle aussi douée, sinon plus, que sa sœur. Et tout cela est aussi vivant dans la possibilité d’interprétation. Il fallait que cela demeure présent dans le film et que je ne le coupe pas, cela devait rester une possibilité.
Quand j’étais jeune, je regardais tellement de films, trois par jour, que je m’endormais parfois. On s’endort et on rêve d’un meilleur film que celui qu’on voit. Et tous tes amis te disent que c’était nul, et tu n’as pas eu la même expérience. Il arrive, dans une certaine mesure, qu’on imagine un film avec le film. En tant que cinéaste, je devais être conscient de cela, il faut te laisser une marge de manœuvre.
Les films dont nous rêvons sont tous meilleurs que ceux que nous voyons, sauf les vôtres ! (rires).
5) Fiction et réalité

Le film soulève également une question centrale sur la fiction et la réalité. Pensez-vous qu’on puisse réparer les liens familiaux brisés en les reconstituant, en les mettant en scène sous forme de fiction ? Croyez-vous personnellement que la fiction puisse aider un écrivain, un réalisateur ou un artiste ? Pensez-vous qu’il est préférable ou qu’il y a un risque de rouvrir des blessures ?
Je n’ai pas peur de rouvrir des blessures. Je crois en la psychanalyse. Je crois en la thérapie. Je crois au dialogue. Si c’est fait avec tendresse et respect, et que cela doit être porté par la personne qui a besoin de résoudre ses problèmes, et non par quelqu’un d’autre. C’est pareil en art. Je pense que si quelque chose surgit, c’est là. Il faut donc se débrouiller avec ça. Je pense que l’art, dans mon cas, en travaillant avec Eskil, c’est presque comme si des choses apparaissaient et qu’il fallait les gérer à chaque fois. Pour autant, je ne pense pas que l’art possède un objectif clair. C’est sans but, mais en même temps, c’est quelque chose que nous faisons toujours. Les humains le font toujours. Les enfants chantent, dessinent, dansent, mentent et inventent des histoires.
Je pense à cette citation de l’écrivaine américaine Joan Didion : « Nous racontons des histoires pour survivre ». Nous sommes des êtres humains truqués par notre narration. Le cinéma est une grande opportunité pour essayer d’offrir un espace de réflexion sur le fonctionnement de la mémoire, du temps, de l’ordre et du désordre des choses. C’est un enjeu crucial pour moi. Je trouve cette question très intéressante. Je ne connais pas vraiment la réponse, mais je ne pense pas que ce soit simple. Je ne pense pas que ce soit comme faire un film sur quelque chose et que le trauma s’arrête d’un seul coup, mais je me permets d’être le témoin d’un thème ou de certaines expériences de ma vie, je vous raconte une histoire, je la partage avec vous et j’espère que cela améliore les choses ou crée un lien, que je me connecte à vous et que vous vous connectez à moi, et c’est toute la beauté de la chose.
6) Le cinéma comme conversation

Et comme le dit Buñuel, «on fait des films pour ses amis », mais on ne les connaît peut-être pas tous. C’est mon rêve de pouvoir communiquer quelque chose qui ait du sens pour quelqu’un, et que ce soit un lieu où exister, où créer. Et ce n’est pas pour gagner beaucoup d’argent ou pour changer la société. C’est juste la création, un endroit pour exister. Je le fais, c’est tout, car je ne sais rien faire d’autre.
C’est intéressant que vous repreniez cette citation de Buñuel, puisqu’en l’occurrence c’est exactement ce que vous faites : vous écrivez vos films avec Eskil Vogt, vous avez écrit le personnage de Julie pour Renate Reinsve, qui a raconté que le projet était né de discussions que vous aviez sur la vie à un certain moment dans la trentaine, vos relations avec vos amis, l’injonction à devenir parent, les ruptures…
J’aime les films, c’est pour cette raison que j’aime les films de Woody Allen, Bergman et Eric Rohmer : on a l’impression de regarder des cinéastes qui ont une conversation comme si tu faisais partie de leurs amis. J’aime cette ambiance et ces réalisateurs ne donnent pas l’impression d’exposer une performance artistique, en faisant une démonstration de muscles. Ils donnent plus l’impression de n’en avoir rien à faire, ils ont le sens de l’humour, jouent parfois de la musique. J’aime cet état d’esprit dans le cinéma. Quand j’étais plus jeune, je rêvais peut-être de devenir un grand artiste ; maintenant je suis bien trop agité et je veux que les choses se mélangent. Je fais des films tous les trois ou quatre ans, donc j’ai aussi beaucoup de musique que je veux partager, beaucoup de réflexions que je veux explorer. Je veux que mes films soient généreux comme une conversation avec quelqu’un, c’est mon idéal de cinéma. Peut-être que d’autres personnes trouvent cela un peu idiot et pas très sérieux mais pour moi cela me suffit.
7) Les premiers courts métrages

J’ai regardé vos premiers courts métrages, Pieta, Still et Procter. C’était très intéressant car vous étiez déjà très doué. Mais ils étaient très différents de votre style actuel. Ils étaient avant tout formels et expérimentaux et ressemblaient à des films d’Hitchcock ou de David Lynch, à la manière d’exercices de style. Vous avez complètement changé votre style.
A partir de Nouvelle donne, mon premier film, j’ai changé complètement mon style. Eskil et moi, nous nous sommes désormais attachés aux personnages. Je n’avais pas assez confiance en moi pour être à ce niveau. Antonioni, Tarkovski, Hitchcock, j’aime toujours ce type de cinéastes. Je me suis rendu compte que je devais faire ce que je pouvais, avec mon amour de la pop music, et exprimer ma voix propre. Je me suis aperçu que je n’étais pas assez bon pour faire comme eux. C’est plus confortable de prendre des éléments de ma vie, je viens du punk, et d’en faire quelque chose de personnel. C’est bien plus satisfaisant. Je viens d’un petit pays. Peu de cinéastes ont filmé la Norvège. J’ai compris que je devais exprimer ce que je ressentais, avec ce que je voyais, je vivais, j’écoutais comme musique, etc. Cela exprime mon style, ma voix propre, ma culture.
8) Nouvelles formes, nouvelle donne

Dans une interview, vous avez déclaré vouloir inventer et expérimenter de nouvelles formes de cinéma. Dans Valeur sentimentale, de quelle manière avez-vous expérimenté cela ?
De multiples façons, mais peut-être que c’est subtil et que ça n’aura pas de sens pour tout le monde. Tout d’abord, j’ai accordé encore plus de place à l’expression émotionnelle des acteurs. J’ai privilégié des moments d’émotion très explicites et je les ai laissés s’exprimer et expérimenter avec des personnes en profonde tristesse. Comme ressentir vraiment les choses et voir si on pouvait trouver un moyen de les transmettre. Mais pas en résolvant tout, mais en montrant… C’est presque un portrait familial d’une souffrance singulière. Enfin, il finit par y avoir de l’amour et une connexion entre les sœurs, mais jusque-là, c’est en fait beaucoup de solitude, de retrait et d’isolement pour tenter de résoudre les choses. Un sentiment de séparation. C’est la première chose.
L’autre est de mélanger différents modes narratifs. L’histoire de Gustav et Rachel et celle de la solitude d’Agnès, c’est en fait une sorte de mélange étrange d’atmosphères. Mais je me sentais assez confiant pour tenter d’en faire un film. Je me suis aussi penché sur toute l’histoire des Archives nationales et le passé de la grand-mère, ce qui est très important pour moi, car je viens d’une famille traumatisée par la guerre. Mon grand-père était résistant pendant la Seconde Guerre mondiale et a été capturé. Pendant des années, j’ai cru que cela ne m’avait pas affecté. Mais cela nous a profondément affectés, ma famille et moi. Un sentiment étrange et inexprimé de chagrin hérité, de culpabilité de survie et peut-être le sentiment de devenir très important pour la génération suivante.
C’est quelque chose que je partage avec beaucoup d’amis juifs, par exemple, qui ont vécu des expériences similaires dans leur famille : on devient soudainement si important parce qu’on est porteur d’espoir, enfant d’une famille profondément déchirée par la guerre. Et je pense que, dans le monde d’aujourd’hui, moi, un Norvégien blanc privilégié de la classe moyenne, j’ai moi-même souffert de la guerre. Je ne dis pas cela pour satisfaire la soif de souffrance des gens. Cela en dit long sur l’effet domino du traumatisme historique. C’est un sujet tellement profond et complexe dans les familles et dans la société. Il faut donc essayer d’intégrer ça à l’histoire sans que ça paraisse une pièce rapportée. Pour moi, c’est de l’expérimentation. Il s’agit d’essayer de forcer des choses pas évidentes à se fondre dans des histoires humaines. Mais quand vous parlez de forme cinématographique, je ne sais pas en fait. Peut-être que Nouvelle donne est, étrangement, le film le plus osé d’un point de vue formel que j’aie jamais réalisé.
9) L’influence de la vie personnelle

Concernant votre vie personnelle et la façon dont elle a pu influencer le film, il semble qu’il y ait une part de vous dans presque chaque personnage. Votre grand-père était aussi réalisateur. Peut-être que vous êtes en quelque sorte le petit garçon. Et vous êtes évidemment réalisateur, comme Gustav. Vous avez parlé de votre grand-mère, et aussi du fait que vous faisiez peut-être partie d’une famille d’artistes où l’art était à la fois un moyen de communication et un moyen de prendre du recul…
Vous avez tout à fait raison. C’est le thème. Il ne s’agit pas de me mettre dans la peau de chaque personnage, mais c’est surtout de dire que je peux les comprendre. Je peux comprendre le fait d’être parent et de vouloir un partenaire familial bienveillant. Mais je peux aussi, comme je l’ai ressenti pendant de longues périodes de ma vie, comprendre l’ambition de Nora et comment elle l’a détournée de la création d’un foyer. J’ai traversé ce cheminement d’une certaine manière. C’est donc comme ça qu’on écrit.
Était-ce intentionnel dès l’écriture du scénario ou l’avez-vous découvert plus tôt ?
Un peu des deux, mais je pense que la similitude entre Gustav et Nora m’est apparue assez vite. J’ai commencé à écrire du point de vue des sœurs, pensant que le père était loin de moi. Ensuite, pour en faire un personnage plus intéressant, j’ai fait deux choses. Premièrement, nous avons choisi Stellan Skarsgård, qui est très chaleureux, très généreux, très différent de Gustav. Deuxièmement, je me suis demandé comment j’allais incarner Gustav, pour le rendre humain. On ne peut pas simplement en faire un méchant. J’ai donc dû essayer de le comprendre comme un acteur.
10) Le tournage avec les acteurs

Y a-t-il des idées que vous avez trouvées sur le plateau de tournage ou le scénario était-il écrit avec précision ?
C’est toujours les deux. D’abord, on a un scénario, beaucoup de matériel et on planifie. Ensuite, j’imagine des petites choses et je laisse les acteurs se détendre. On répète, on réécrit. C’est un processus continu.
Y a-t-il des choses précises, par exemple, que vous avez reçues des acteurs ou de vous-même, mais que vous n’avez pas anticipées sur le plateau ?
Oui, beaucoup de choses. Je pense, par exemple, aux différentes émotions portées dans une même scène et aux acteurs qui les incarnent. La scène où Renate lit un texte vers la fin. C’était censé être sa scène émotionnelle et sa sœur allait la lui donner. Mais ensuite, Inga a eu une réaction émotionnelle si forte que c’est devenu beaucoup plus intéressant. En fait, par amour pour sa sœur, elle ressent tellement de choses. Vous voyez de quelle scène je parle ? La façon dont elle pleure et a honte. C’est aussi une actrice qui ne veut pas priver l’autre actrice de sa scène émotionnelle privilégiée. C’est aussi une sœur qui est tellement émue de la voir. Il y a plein de choses comme ça qui arrivent. Si j’étais un réalisateur vraiment nul, je dirais : « Non, non, non, je veux que ce soit comme ça. » Mais au lieu de ça, il faut rester ouvert et se dire : « Waouh, d’accord, je vais avoir un montage difficile et intéressant, parce que j’ai tellement de choix. » On peut vraiment s’adapter. Le sens de la scène repose toujours sur ce lien entre soeurs.
Mais la façon d’y arriver est assez différente. Il y a plein de choses comme ça. Par exemple, la scène juste après où Renate est sur le lit et sa sœur assise par terre. Je me suis assis à côté de la caméra et j’ai vu qu’Inga était très émue. Je lui ai dit : « Monte dans le lit et serre-la dans tes bras. » Et elle est montée dans le lit et l’a serrée dans ses bras. Et j’ai pleuré, je me suis dit : « Oh flûte. » Parce que je ressentais leur émotion, mais ce n’était pas dans le scénario. Et c’est ça, faire des films. Il faut rester éveillé et tenter sa chance. Il suffit de les regarder et de se dire : « Tiens, maintenant je sais ce que c’est. » Et elles le ressentent aussi. C’est génial d’avoir de bons acteurs et de les connaître. C’est ma plus grande joie. C’est comme ça, la mise en scène, laisser les choses se produire. Et sachant qu’ils me font suffisamment confiance pour le savoir, ils ne s’arrêtent jamais en disant : « Est-ce que je peux ? » Ils se laissent aller. Parce qu’ils savent que je veux qu’ils essaient quelque chose. Et si quelque chose de stupide arrive, on rit et on recommence vite. Sentir qu’ils peuvent se dépasser et expérimenter. C’est toujours bien.
11) Les motivations des personnages

Avez-vous écrit des scènes qui pourraient expliquer toutes les motivations des personnages ? Et avez-vous décidé de les effacer ?
Oui. Pas toutes les explications, mais beaucoup de choses. C’est ce qu’on fait au montage : on supprime. Je vais vous donner un exemple. Il y avait une scène où Rachel va voir Agnès. Parce qu’elle est tellement frustrée par le père. Elle va la voir et lui parle du père. Elle lui demande : « Je dois en savoir plus sur ta grand-mère. » Et Agnès répond : « Je devrais en savoir plus. » Ça motive Agnès à faire des recherches. Et à la fin, Rachel lui demande : « Pourquoi as-tu arrêté de jouer ? Tu es tellement douée dans ce domaine. » Et Agnès répond : « Non, c’est ma sœur qui joue. C’est pour ça qu’elle n’a pas voulu prendre le rôle. » « Mon rôle? » réagit Rachel, etc. Cette scène que j’ai tournée était une bonne scène. Mais c’est intéressant pour le public d’être laissé dans l’incertitude et d’avoir à se demander de temps en temps : « Où en sommes-nous maintenant ? Oh, on est aux Archives nationales. Oh, Rachel sait. » C’est plus excitant. Ça avance.
Ce sont des choix difficiles, mais peut-être que ces choix laissent de l’espace au public…
Exactement. Vous devriez avoir le droit de remplir vous-même votre espace et d’avoir tout un film dans la tête, entre les images. Sinon, vous n’êtes pas captivé. Si on vous force au contraire à le faire, tout devient beaucoup moins intéressant.
12) Montrer et cacher

Pour conclure cette interview, je voulais insister sur un point qui me semble important et qui m’est apparu lorsque vous avez parlé de la scène que vous avez supprimée. Un bon réalisateur doit être conscient de ce qu’il montre mais aussi, voire surtout, de ce qu’il cache. Trop de réalisateurs croient qu’ils doivent absolument tout montrer alors que c’est une grave erreur.
Deux choses. L’une, c’est le cadre, et donc ce qu’on ne montre pas, le hors-champ. L’autre, c’est le montage. Entre les deux, on peut cacher des choses, simuler et créer une interprétation absente. Vous avez un jeune lectorat qui désire en savoir plus sur le cinéma. Et je pense que c’est un point essentiel à aborder pour sensibiliser le public. Les spectateurs sont conscients d’être engagés dans un processus quand ils ne savent pas tout. Il faut miser sur l’intelligence du spectateur. Dans Julie (en douze chapitres), le film reposait sur une structure en chapitres. Dans Valeur sentimentale, ce sont des fragments sans titre, séparés par des plans noirs, et le film navigue entre ces fragments et ces différentes voix de personnages selon une structure musicale et beaucoup de choses peuvent exister ou se cacher entre ces fragments.
Propos recueillis par David Speranski le 27 juin 2025
N.B. : cet article présente uniquement la première partie de l’interview de Joachim Trier. La seconde partie et donc la version intégrale de cette interview, seront publiées dans le numéro 1 de la revue MovieRama, à paraître début septembre, sur la rentrée cinéma 2025 et plus particulièrement les films de Cannes.
