Claire Denis juillet 2022

Rencontre avec Claire Denis : une étoile brillante du cinéma français

Dans le cadre de la sortie de Stars at noon le 14 juin 2023, une des plus grandes cinéastes françaises, Claire Denis, nous a accordé une interview pour échanger autour de ce long-métrage envoûtant, reparti du Festival de Cannes 2022 avec le Grand Prix du Jury, une distinction récompensant le travail de la réalisatrice de Chocolat, et surtout Beau travail, film figurant dans les premières places de la fameuse liste établie par Sight and Sound, un top 100 des meilleures œuvres de l’histoire du cinéma. Nous revenons ainsi sur les raisons ayant motivé ce projet, et les différents thèmes parcourant ce récit rempli d’une intense chaleur humaine, à l’image de ce que représente le cinéma de Claire Denis.


Nous avons réellement aimé ce film qui résume totalement votre pensée cinématographique, depuis Chocolat, qui est votre première œuvre, que l’on peut comparer à Stars at noon, notamment grâce à son ambiance érotique, dans une contrée lointaine. Votre histoire se situe au cœur du Nicaragua. Pourquoi avoir choisi ce lieu ?

Le film est adapté d’un livre de l’écrivain américain Denis Johnson. C’était sa première nouvelle. À l’époque, il voulait être journaliste. Il était parti en 1984, à Managua, au Nicaragua, en se disant qu’avec la guerre civile et la victoire des sandinistes, cela serait l’endroit où aller pour devenir journaliste. Il n’a jamais réussi à vendre un papier. Ce fut un long cauchemar. Il a été bloqué dans ce pays, sans passeport. Quand il est rentré aux États-Unis, il a écrit d’autres livres puis est devenu professeur de littérature. De plus, il a gardé de ce moment un goût amer. Avec les notes qu’il prenait dans sa chambre du motel où il survivait, il a donc produit Stars at noon. Ainsi, je suis allée au Nicaragua pour adapter l’ouvrage, voir les lieux. Il y a eu la pandémie. Ainsi, ce qui était important, c’est que le président Michel Ortega, un des héros sandinistes, qui devait quitter le pouvoir, a décidé de se représenter. non pas en héros révolutionnaire, mais en dictateur. Alors que ce pays était déjà coupé de tout, l’armée tirait dans la rue sur les étudiants, et la pandémie a débuté. Le Nicaragua n’était absolument pas approvisionné en vaccins. Je suis allée au Panama, où les règles sanitaires sont strictes, et où je savais que je pouvais amener une équipe et des acteurs, sans les mettre en danger. On a tout transporté au Panama. J’ai trouvé que raconter l’héroïsme de l’année 1984 au Nicaragua était impossible, car les habitants étaient en train de vivre l’inverse. Je dis dans le film que le dictateur se représente, du coup je raconte totalement ce qui se passait quand le tournage a commencé.

Il faut préciser que le film se situe dans un contexte électoral. Le thème, très présent dans votre cinéma, c’est la force ou la fragilité des liens amoureux. On voit cette union qui se crée, avec ces deux personnages, dans laquelle on sent une forme de fragilité certainement liée au contexte qu’ils vivent, et qui se retrouvent coincés dans cette situation.

Ils ont chacun un destin. En se rencontrant au bar de cet hôtel, ils n’ont pas l’impression que ça va dépasser une nuit. En fait, oui. En réalité, ils se mentent un peu, tous les deux.

Vous faites le récit d’un amour sans frontières.

C’est un amour que l’on peut vivre, du jour au lendemain. On ne s’attend aucunement à rencontrer une personne. On la rencontre. On ignore qui c’est. Soi-même, on est plutôt dans une situation difficile. Cette rencontre est peut-être un peu mise en valeur par le fait que ni l’un ni l’autre sont du Nicaragua. Ils sont des étrangers dans un pays où ils sont sans amis, sans appuis, plutôt entouré d’ennemis.

Il y a donc un contexte d’insécurité. Les personnages se complètent tout à fait. Ce sont des êtres dominés par une fragilité, et la relation permet d’obtenir une défense contre le danger prégnant.

Ils se disent qu’ils peuvent prolonger cette proximité d’une nuit, d’un jour. Ils ont cependant la sensation que ce n’est pas la rencontre qui va garantir que leur avenir va changer. Ils ne sont pas sûrs d’être faits l’un pour l’autre, de se dire la vérité. La seule chose qui leur permet de rester ensemble, c’est le désir, alors qu’ils se mettent en danger .

Cela signifie prendre un risque certain, mais également avoir une échappatoire, une issue pour affronter et survivre.

J’ignore si l’amour est une échappatoire. Ils ont le plaisir, mais ils sont quand même bien bloqués. Elle croit qu’il peut l’aider, car elle pense qu’il a de l’argent, mais ce n’est absolument pas le cas, lui étant aussi dans ce blocage. C’est pour cela qu’elle écoute les conseils de l’agent de la CIA.

C’est cela qui donne toute la tension à ce film, le fait que l’on s’attache à ces personnages, à ce qui va leur arriver. L’avenir est incertain.

Complètement. Ils ne croient pas à un futur qui leur sera favorable.

Dans votre cinéma, vous analysez les rapports amoureux, humains, avec des relations qui se font, se défont (J’ai pas sommeil, Trouble every day, L’Intrus). Pensez-vous que Stars at noon décrit cette précarité de l’amour ?

Ces deux personnes, pas ordinaires, se rencontrent dans des circonstances mensongères . Il pense que c’est une prostituée, elle qu’il s’agit d’un homme d’affaires. Chaque jour les étonne un peu plus. Ils s’aperçoivent qu’ils ont envie de rester ensemble.

Il y a une attraction omniprésente. On parlait du désir amoureux. Vous filmez magnifiquement ce ressenti, avec un soupçon de sensualité, de même que les corps féminins et masculins. Ce côté érotique ressort énormément, traverse ce récit sur fond d’instabilité politique.

C’est exactement ce que j’ai essayé de faire.

Le film possède une scène importante, celle de la rencontre dans ce bar, puis toutes celles où il y a des plans sur les corps, les visages expressifs, qui témoignent justement de ce désir . Le choix des interprètes contribue à la réussite de ce film, Joe Alwyn et Margaret Qualley qui, dans ses rôles précédents, avait déjà une incandescence. Là, cette composition lui convient à merveille. Comment avez vous fait pour que l’actrice accepte de participer à ce projet ?

J’ai cru en elle, elle a cru en moi. De même pour Joe. La sensualité est une chose qui fait partie du cinéma. Celui-ci permet de transmettre des messages, de montrer ce qui est humain dans l’attirance.

Vous avez aussi cette capacité à filmer les moments intimes, les entrelacements, les baisers. On sent l’envie des personnages, cet amour. Le film gagne en puissance grâce à la mise en scène, qui transmet parfaitement l’aspect sensuel. Le duo possède une formidable alchimie, avec cette femme bohème.

Elle est au bout du rouleau, et lui arrive. Dans le roman, il est sans nom, il s’appelle The Englishman. D’un bout à l’autre, il tente de rester cet homme anglais,

Joe Alwyn contrebalance Margaret Qualley, avec son côté dandy toujours bien habillé.

Apprêté, oui, et pourtant, il traverse une épreuve.

Est-ce que ce personnage permet de continuer votre travail sur la mise en image des corps masculins ?

J’ai filmé ces corps dès mes premiers films. Quand on filme une histoire d’amour, on montre des corps. Ça ne me sert pas.

Avez vous eu plus l’intention de produire un polar avec une ambiance sulfureuse, un thriller érotique ou une œuvre romantique ?

C’est extrêmement romantique, comme tout ce qu’a écrit Denis Johnson. On a pratiquement gardé les dialogues du livre.

Ces dialogues traduisent des messages, ceux des corps, les attitudes des acteurs. Ce qu’ils disent reste en cohérence avec ce qu’ils sont, ce qu’ils font.

Tout en ne disant jamais vraiment la vérité.

Ont-ils une grande part de mystère ?

Elle souhaiterait retrouver ses papiers, puisqu’elle comprend ses difficultés dans son métier de journaliste. Elle doit retrouver son passeport. Lui a une mission politique dangereuse, tandis qu’elle doit impérativement partir. Elle croit qu’elle va pouvoir se servir de lui, mais non.

Le titre du film considère t-il les personnages comme des étoiles brillantes ?

Ce titre contient une forme de mélancolie. Cela veut dire que quelque chose va mal. Ils ne sont pas réellement dans la lumière. Dans la tête de Denis Johnson, Stars at noon explique le risque, ce qui ne va pas. Toutefois, il y a des plans dans lesquels les étoiles apparaissent.

Entretien réalisé par Sylvain Jaufry à Paris le 8 juin 2023.