Rencontre avec Alain Ughetto, réalisateur d’Interdit aux chiens et aux Italiens : un récit familial animé

Récompensé par le prix du Jury du meilleur long-métrage d’animation lors du Festival International du Film d’Animation d’Annecy 2022, Interdit aux chiens et aux Italiens permet de partir à la découverte d’un réalisateur passionné et chevronné. Par le biais de cette œuvre, Alain Ughetto voulait raconter ses origines, le parcours de ses grands-parents, des émigrés italiens ayant traversé la frontière pour rejoindre la France. J’ai eu l’honneur de converser autour de ce superbe film qui lui tenait à cœur, et ainsi comprendre ses motivations, ses intentions, ce qui l’animait avec tant d’amour.

Monsieur Ughetto, je vous remercie infiniment de me recevoir, pour discuter à propos de votre film, Interdit aux chiens et aux Italiens, qui sortira en salle le mercredi 25 janvier 2023. Acclamée puis récompensée à Annecy, votre production a également reçu le prix du meilleur film européen. Afin de mieux vous présenter aux lecteurs de Movierama, voici un petit récapitulatif de votre parcours. Vous avez déjà eu l’honneur de recevoir un César en 1985, avec le court-métrage d’animation La Boule, reçu des mains du grand réalisateur français Alain Resnais. Vous avez ensuite effectué plusieurs fonctions de journaliste, d’écrivain, avant de revenir à l’animation en 2013 avec Jasmine, et puis de nous proposer cette nouvelle réalisation que je recommande vivement, et dans laquelle deux thèmes intéressants sont traités : l’évocation du passé familial et, plus généralement, du destin de milliers de travailleurs italiens ayant rejoint la France. Quelles ont été les raisons qui vous ont amené à réaliser ce film ?

Je voulais transmettre mon devoir de mémoire, témoigner de ce qu’il s’était passé avec mes ancêtres. La question, c’était de savoir d’où je viens.

Ainsi le but, c’était de retracer vos origines familiales, votre passé.

Oui, et savoir pourquoi l’Italie était restée cachée. Ma grand-mère était bien sûr italienne avant d’arriver en France, mais son idée était d’être plus française que les Françaises. Elle ne parlait jamais italien. D’ailleurs, je n’ai jamais parlé cette langue, et l’Italie avait disparu. En creusant, je voulais savoir pourquoi ce pays avait été oublié, et j’ai ainsi immédiatement compris le rapport avec l’Italie de cette époque.

Vous évoquez un souhait important d’intégration au sein de la société française, une assimilation. Le premier thème, primordial, c’est votre grand-père Luigi, mort quelques années avant votre naissance. Vous ne l’avez pas connu, mais le film donne l’impression qu’il a fait partie de votre vie. C’est un devoir de mémoire familial.

Oui, mais je travaillais en écho. Quand je voyais mon père s’énerver en voiture, je me disais comment mon grand-père a dû faire pour ne pas s’énerver avec ce qu’il a vécu. Lors des réunions avec les animateurs, on ignorait comment on pouvait l’animer, ce qu’on lui pouvait lui donner. En vérité, je le fantasmais.

Est-ce que l’animation reflète les comportements de votre grand-père, de même que son apparence physique ?

Non, on ne pouvait pas tellement se rapprocher de son visage. Il fallait vraiment le fantasmer. Toutefois, au niveau des gestuelles, j’ai trouvé qu’ils étaient identiques au mien. Il y a une scène dans laquelle Luigi fait des ricochets sur le lac. Une des animatrices avait peur que cela fasse un peu trop cartoon. Elle me filme, je fais le geste. Alors, elle le modélise. Le soir, je regarde, et je m’aperçois que c’est mon grand-père, mais avec mes gestes.

Oui, d’ailleurs, tout le film laisse penser que vous avez eu l’intention de vous rapprocher au plus près de votre ancêtre, et c’est pour cela que vous qualifiez votre film de devoir de mémoire familial.

Oui, j’avais envie de savoir d’où je venais. Après, je me suis aperçu que mes filles accrochaient réellement à cette idée. Quand ils ont vu le film, leurs copains respectifs ont même été surpris que j’ai pu faire ce film. Ils disaient : tu as vu, il a fait ça ! moi, j’ignore d’où je viens ! et c’est un devoir de mémoire qui est aussi fait pour les jeunes. Ce sont des personnes qui ont vécu deux guerres, des épidémies, ils sont restés debout, fiers, dignes.

Dans le film, mettez-vous en lumière ces valeurs de mérite ? Vous décrivez votre grand-père comme un homme travailleur, dans une époque lointaine où l’on ne rechignait pas à travailler pour s’assurer un meilleur avenir. Je suppose que c’était aussi le cas de votre famille.

Ils ont pensé qu’il fallait donner beaucoup pour que les enfants aient une vie plus confortable, dans des contextes souvent difficiles, et avec des événements de la vie qui rendent les choses compliquées, comme les guerres.

Comment avez-vous fait pour rassembler les témoignages familiaux, faire cette description de votre grand-père, ainsi que les englober dans une analyse sociologique du Piémont à cette époque-là ?

C’est tout un travail de collecte. Je voulais me concentrer sur cette partie orale, avec des éléments que j’avais entendus via mon père, ma mère, ou autres, des choses qui m’ont été transmises. J’ai aussi demandé à certains membres ayant connu mes grands-parents de me dire quels souvenirs ils avaient d’eux. Leurs parcours en France ont été faciles à retracer. Pour l’époque italienne, j’ai trouvé un livre qui rassemblait des témoignages de paysans qui habitaient au même endroit dans le Piémont. Ils témoignent de la misère avec fierté, dignité.

Vous évoquez là les difficultés, et nous voyons dans la première partie du film cette forme de solidarité familiale face aux complications financières, à la rudesse des travaux physiques. Vous parlez des conditions dures à la ferme, et l’on imagine bien à quel point le quotidien a pu être complexe. Quel était l’état d’esprit de votre grand-père quand il vivait encore dans ce village, avec ce manque d’argent, la nourriture rationnée ?

Alors je pense que cela a dû être difficile. Parce que connaitre quotidiennement la faim, la misère, c’est terrible. De se dire tout le temps qu’il n’y a rien à manger, de se demander ce que les enfants vont pouvoir avaler.

Oui, c’est assez palpable dans ce film, les villageois devaient vivre les mêmes inquiétudes, dans une région économiquement ruinée.

Ils avaient de petits lopins de terre, avec peu de terre, mais beaucoup de cailloux. Il fallait qu’ils vivent avec si peu. Ma grand-mère racontait les maigres récoltes, les noisettes, les périodes de disette, et l’absence de salaire.

Il y a une seule vache, qui symbolise vraiment la petitesse du bétail.

Oui, c’était tout ce qu’il possédait. Il était même impossible de la vendre, car elle représentait tout un bétail, la principale source de revenus.

On aborde les raisons qui font que l’exil était une solution inévitable, avec en prime les événements de la Première Guerre mondiale qui ont précipité ce départ. Qu’a ressenti votre grand-père au moment de l’enrôlement ?

Il n’était pas informé sur cette guerre, il ignorait ce que c’était. Ils mangeaient à leur faim, c’est autre chose, mais ce qu’ils affrontaient sur le front n’était pas drôle. D’ailleurs, ils veillaient à rassurer la famille, dire que cela allait.

Mis à part son aspect travailleur, Luigi est un homme aimant, qui se sacrifie pour sa famille, ses enfants, pour qu’ils puissent manger.

Oui, mon grand-père savait aimer. D’ailleurs, sur les chantiers, ses collègues voulaient lui faire des cadeaux. Il est devenu contremaître à la fin de sa vie. Tout le monde lui proposait des cadeaux, mais il refusait systématiquement. Cependant, il était tout de même fier de cette reconnaissance.

Ce que vous dites n’étonne pas, car tout le film montre les qualités humaines de Luigi, attachant.

Oui, c’était un survivant qui aimait les enfants, et ce malgré ces guerres, les problèmes.

Est-ce que c’était parfois compliqué de venir travailler, avec ces métiers pénibles ?

Il résistait bien aux choses physiques. Pour le travail, il n’avait pas le choix. Si les personnes pouvaient construire un mur, ils étaient pris. On leur faisait faire des exercices, des tests avec des sucres sur une table, pour juger le savoir-faire.

Une fois arrivée en France, dans une période où le totalitarisme gagnait du terrain, votre famille avait-elle une appréhension du fascisme ?

Le fascisme, ça ne passait pas, et j’en parle dans ce film, avec ce sympathisant tué dans le village. Luigi ne le supportait pas.

Dans le film, on sent que le contexte historique, en particulier le fascisme, a motivé Luigi à rejoindre la France. De plus, je trouve ainsi que c’est un marqueur historique intéressant, car on apprend beaucoup sur vous, votre famille, mais également sur l’histoire italienne.

Oui, je voulais aussi témoigner de ça, de ce qui s’est passé.

Beau témoignage ! Ce qu’il en ressort aussi, c’est cette connexion avec votre grand-père, dont vous partagez la passion du bricolage. Avez-vous l’impression qu’il vit à travers cette passion, ce film, grâce à votre voix et à la discussion que vous avez avec le personnage de Cesira, votre grand-mère ?

Oui, il vit grâce à ma grand-mère qui relate les événements, comment ça se passait à la ferme, en France, et qui donc parle aussi de Luigi, pour que les spectateurs puissent avoir une connexion.

La façon dont vous mettez en scène ce film, avec Cesira qui narre tout le récit, fait bien sentir que vous estimez votre grand-père. Est-ce qu’il vous a influencé dans votre carrière ?

Surtout pour ce film, où je voulais lui rendre un hommage. Mais Cesira m’a aussi bien influencé, et je garde d’elle des souvenirs d’une femme qui parlait, communiquait, généreuse, et dont le don de soi m’a marqué. Mon film est un hommage à cette générosité dont faisaient preuve mes grands-parents.

Vous faites référence à cette transmission ?

Oui, la transmission des sentiments, de l’affection, de l’amour, car c’est un film d’amour. Elle m’a transmis cette émotion, et j’ignorais si je pouvais en donner autant. Mais il s’agit aussi d’une transmission historique.

Quand vous parlez de transmission historique, faites-vous un parallèle avec la société moderne d’aujourd’hui, avec une jeunesse plus favorisée ?

Oui, car il y a énormément de situations que la plupart des jeunes ne peuvent pas connaître en France à notre époque. Ils ignorent ce qu’est la faim, l’extrême pauvreté. Je souhaitais décrire des situations qui semblent hors du temps, qu’ils ne peuvent imaginer. Dans le Piémont, on mangeait quand on le pouvait.

Le second sujet, c’est l’immigration. Désiriez-vous faire aussi un devoir de mémoire historique, avec ces centaines de travailleurs émigrés ?

Oui, et cela s’appuie sur des témoignages réels de personnes qui ont vécu ces moments. Ma grand-mère disait que l’assimilation serait plus facile dans un pays où le langage se ressemble un peu… et avec du maïs pour la polenta !

Comment la France était perçue à cette période ? Était-ce un Eldorado ?

Oui, un pays de cocagne. Il y avait de l’argent, du travail, avec toutes ces infrastructures, les tunnels, les barrages, les routes, cela demandait de la main-d’œuvre. La France était riche, se développait, avec les barrages hydrauliques notamment. Toutefois, les conditions de travail étaient dures, physiques. J’ai d’ailleurs lu des descriptions sur la complexité des travaux.

Un personnage dit que les États-Unis sont décrits comme le paradis, où l’argent coule à flots, où les dollars tombent des arbres. Votre grand-père souhaitait-il aller là-bas ?

Oui, car les anciens disaient que l’Amérique était prospère, financièrement puissante, avec tous ces dollars. Ils auraient pu aller vivre aux États-Unis, mais la France était une solution proche, pas très loin de l’Italie, donc c’était moins difficile pour émigrer. Mais il n’était pas question de retourner en Italie. L’idée d’un retour n’a jamais été dans les objectifs de mes grands-parents, qui se sont intégrés en France.

Cet exil a-t-il causé un déracinement ?

Oui, au début, car ils n’étaient pas très bien acceptés. Il y avait de la xénophobie, et beaucoup de clichés sur les Italiens. Alors, l’assimilation devait se faire, pour paraître plus français que les Français. Il fallait gommer la barrière de la langue, le faciès, et surtout ne pas se faire remarquer.

Est-ce que le titre évoque ces relents de racisme, de mauvais jugements qui peuvent accompagner les immigrés ?

Oui, et la question pour eux était de savoir comment s’assimiler dans une société qui ne vous veut pas. Il fallait être discret, travailler, être propre, parler bien le français.

Cette assimilation, vous la traitez dans la seconde partie du film, avec la vie dans une maison au milieu de la campagne, que vous nommez Paradis. Est-ce vraiment un paradis ?

Oui, et cette maison représentait le confort, un endroit où les fleurs poussent, où l’on peut manger à sa faim, le bonheur.

Un paradis ébranlé par la guerre de 39-45. La maison a été partiellement détruite. Comment ce passage douloureux a-t-il été vécu ?

Mal, mon père avait la peur de la guerre, des généraux. On ne parlait pas de 14-18, et des pertes subies par les villageois. Ne pas en parler, c’était une manière de protéger.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, un des fils meurt. Pensez-vous que cette mort est liée au fait de ne pas du tout évoquer cette peur des combats ?

Oui, il fallait oublier ça. Il fallait gommer, il est mort. C’est un drame. Il s’est accroché à une branche, il s’est blessé, et la plaie s’est transformée en septicémie. Il n’y avait pas d’antibiotiques.

Le décès de ce fils permet de rebondir sur un autre thème, celui de la famille. Vous montrez l’exemple d’une famille soudée face aux drames, avec des membres qui semblaient s’aimer les uns les autres.

Exactement, mais il y avait aussi des tensions, comme dans beaucoup de familles. Mais bien sûr, l’esprit de famille était présent. Il y avait beaucoup de bienveillance, d’attachement, de solidarité, avec des rapports familiaux forts.

Concernant Cesira, qui est la narratrice (avec la voix d’Ariane Ascaride), est-ce un choix pour que le récit soit davantage compréhensible pour les spectateurs ?

Tout à fait, et, en plus, c’est ma grand-mère qui m’a donné un maximum d’informations. Je l’ai connue. Je me suis nourri de ses souvenirs pour construire ce film, c’est bien sûr la principale contributrice de ma collecte de témoignages.

Au moment de la réalisation concrète du projet, avez-vous ressenti une forme de nostalgie, le regret de ne pas avoir pu connaitre Luigi ?

Le regret, il était là bien avant le film. Je regrette, oui, je me posais une liste de questions. Mais il fallait faire avec, il n’est plus là. Alors, je me suis renseigné en amont. Il était dur, il était contremaître. Sur les photos, il paraissait comme cela, mais il avait le sens de la famille, des valeurs familiales, il aimait ses proches.

On sent réellement que Luigi, au-delà de l’amour qu’il portait à ses proches, a tout fait pour qu’ils puissent avoir une existence moins fragile, plus équilibrée. Cela donne un message d’espoir, d’enthousiasme, d’optimisme.

Oui. Même si l’on ressent de la tristesse, on en sort tout de même renforcé. C’est un message de vie.

Ce sont deux sentiments que vous opposez, la tristesse et la joie.

Et il y a toujours de l’espoir. Il faut se faire confiance.

L’espoir signifie-t-il Paradis ?

Probablement. L’espoir, c’est le paradis. Ma grand-mère avait une certaine vision de cela, à tel point qu’elle ne semblait pas regretter l’époque italienne.

Au niveau de l’animation, vous avez réalisé ce film avec la technique du stop motion. Cela a dû mettre beaucoup de temps à prendre forme.

Oui, le tournage a duré deux ans, mais il y a eu sept ans de préparation au préalable. Cela a pris du temps, mais le plaisir était permanent. Durant ces sept ans, il y a eu les phases de recherches, l’écriture, les essais sur la modélisation des personnages. L’idée est partie de Marseille. On a ensuite travaillé avec une société rennaise, qui a fabriqué les décors, les costumes, les marionnettes. Ensuite, nous avons été dans un studio à Valence, où nous avons pu entamer les étapes de réalisation, avec des animateurs étrangers (Belgique, Suisse, Italie, Portugal).

Je vous remercie pour ces précisions. J’en profite pour saluer ce travail, justement récompensé à Annecy. Qu’avez-vous ressenti au moment de la remise de votre prix ?

J’étais scotché. On se retrouve face à une salle pleine, avec des applaudissements. J’ai pensé à toute l’équipe, à la production, sans qui je n’aurais pas pu faire ce film. On a souvent pleuré, car on n’avait pas obtenu les subventions.

Avez-vous aussi pensé à votre grand-père ?

Paradoxalement, non, parce que j’étais tellement pris par l’émotion que je ne pensais qu’au moment présent.

C’était donc la dernière question. Je recommande chaudement ce film aux lecteurs, car il possède des éléments intéressants sur votre famille, mais également sur l’histoire de l’immigration italienne. Mis à part l’émotion palpable, ce film peut servir de matière historique pour intéresser les générations actuelles sur ce sujet. Ce sont des devoirs de mémoire, qui doivent être diffusés au plus grand nombre, y compris au niveau scolaire. C’est un film utile, nécessaire, qui, je l’espère, suscitera de l’engouement, et un réel intérêt du public.

Entretien réalisé par Sylvain Jaufry le 20 janvier 2023.