Pleasure : le porno vu de l’intérieur

La pornographie fait partie intégrante de notre culture contemporaine. On peut faire remonter en France cette intégration à la programmation originelle de Canal Plus où des films X étaient diffusés dans des cases confidentielles ou encore à la venue quasi hebdomadaire de stars du porno sur les plateaux de télévision dans les talk-shows. Qu’on en ait vu ou pas, la pornographie sert ainsi de hors-champ pratique pour le cinéma traditionnel, lors des scènes d’amour ou de sexe, délimitant une sorte de ligne jaune à ne pas franchir pour ne pas basculer dans la vérité d’actes réellement effectués, même s’il s’agit en fait du même type de règne du simulacre. Certains cinéastes ont pourtant déjoué cette frontière interdite en proposant des oeuvres où le sexe n’était pas simulé : Oshima, Catherine Breillat, Lars Von Trier, Gaspar Noé, pour citer les plus connus. Ninja Thyberg s’inscrit dans cette lignée en réalisant Pleasure, premier film choc sur les coulisses du porno, bénéficiant du label Cannes 2020 (cette fameuse sélection officielle de l’année de la pandémie), présenté finalement à Sundance en 2021 et remportant le prix du jury à Deauville cette année, ex aequo avec Red Rocket de Sean Baker, traitant peu ou prou d’un sujet similaire, de l’autre côté de la lorgnette. Néanmoins, ce qui change tout ici, c’est le regard à l’oeuvre dans Pleasure, mettant au centre le point de vue de l’actrice porno. Pleasure fait partie de ces quelques films réflexifs, qui, sous couvert de documentaire sur un milieu a priori glamour et attractif qui fascine beaucoup de gens, par sa transgression des interdits, permettent de critiquer les structures de domination masculine qui sont profondément enracinées dans notre société.

Linnéa, jeune femme de 19 ans, débarque de sa Suède natale, pour s’installer à Los Angeles. Rebaptisée Bella Cherry, elle n’a qu’une seule idée en tête, devenir la plus grande star porno d’aujourd’hui. De tournage en tournage, la réalité la fera déchanter. Le prix à payer s’avérera plus lourd que prévu…

Ce qui change tout ici, c’est le regard à l’oeuvre dans Pleasure, mettant au centre le point de vue de l’actrice porno. Pleasure fait partie de ces quelques films réflexifs, qui permettent de critiquer les structures de domination masculine qui sont profondément enracinées dans notre société.

Traiter du porno, beaucoup de cinéastes l’ont déjà fait. On se souvient entre autres de Boogie Nights de Paul Thomas Anderson ou du Pornographe de Bertrand Bonello. Néanmoins il fallait sans doute une femme pour oser porter un regard sans concessions sur cet univers, sans émettre pour autant de jugement moral sentencieux. Celles et ceux qui viendront voir Pleasure, en en attendant un divertissement égrillard et émoustillant, en seront vite pour leurs frais. Bien que présentant de manière documentaire et quasiment exhaustive tout le catalogue des activités des films X et des coulisses du porno (signature du contrat, initiation d’une « vierge innocente », séances photo, leçons de fellation, violence sexuelle extrême, bondage, salon AVN, piqûres pour le maintien de l’érection, sexe interracial, lesbianisme, utilisation de harnais, partenariat multiple, etc.), Pleasure n’est pas un porno. Etant donné que l’ensemble de la distribution, hormis les deux actrices principales, fait partie des professionnels du porno (Evelyn Claire, le grand manitou et agent Mark Spielger dans son propre rôle, etc.), on y verra certes des sexes en érection mais jamais en action, l’intégralité des scènes impliquant les personnages de Bella et de Joy étant simulées et recréées de manière extrêmement crédible par l’artifice d’un montage incroyablement habile et efficace. Pleasure n’est pas un porno car nous nous trouvons en immersion à la place de Bella, l’actrice débutante qui découvre avec stupeur cet univers paradoxal. Le spectateur souffre donc avec elle lors de la scène de sexe violent et extrême, terriblement éprouvante, que l’on déconseillera absolument aux personnes sensibles. Bella traverse telle une Alice cet univers dont les contradictions sont bien restituées : la femme constitue le principal sujet alors qu’elle est sans cesse traitée en objet ; les hommes se conduisent de la manière la plus agressive et méprisante pendant les scènes, et se montrent affectueux et protecteurs aussitôt la scène terminée, ce qui fait des tournages pornos un endroit paradoxalement plus sécurisé que certains tournages classiques où le harcèlement et la manipulation sont légion. A rebours des idées reçues, le porno pourrait même apparaître comme plus sain et moins hypocrite, même s’il comporte comme tout milieu sa dose de perversion (cf. la manière dont le metteur en scène explique à Bella qu’elle ne sera pas payée si elle ne finit pas sa scène). On constatera que le tournage le plus chaleureux paraît être celui de la scène de bondage, pourtant a priori dangereuse, entourée par une équipe essentiellement féminine dirigée par l’actrice-réalisatrice Aidan Starr, ce qui ne relève pas a priori du hasard.

Ressemblant de façon frappante à une Chloë Grace Moretz dévergondée, Sofia Kappel, âme du film, accomplit une performance étourdissante pour son premier rôle à l’écran. Dire que sa voix délicieusement éraillée constitue le plus ineffable de ses charmes n’est pas le moindre compliment qu’on puisse lui faire. A travers elle, le spectateur est invité à partager tous les émois de Bella, ses désarrois, ses déconvenues, ses reprises de confiance en soi. Au-delà des contraintes physiques correspondant à chaque rôle, Bella s’apercevra que le prix à payer pour la célébrité sera un peu trop lourd, la trahison d’une belle amitié. Ninja Thyberg a réalisé avec Pleasure un film réflexif qui s’apparente à Spring Breakers de Harmony Korine, Showgirls de Paul Verhoeven (même si elle affirme n’avoir jamais vu ce film), ou encore The Square de Ruben Ostlund (qu’elle cite comme un mentor dans son générique de fin, et dont elle partage l’approche sociologique), c’est-à-dire des films qui arborent les couleurs et les codes de l’univers qu’ils sont censés décrire, pour mieux se retourner contre lui. Il faut pouvoir ici distinguer ce dont parle un film et le regard que le film porte sur son sujet : répétons-le, un film sur la vulgarité et/ou la bêtise n’est pas forcément vulgaire ou stupide. Sans porter de regard surplombant, Pleasure permet de s’interroger sur les finalités de notre regard (en particulier celles d’un spectateur masculin), lorsqu’il est amené à soutenir ou apprécier des spectacles de domination masculine.

3.5

RÉALISATEUR :  Ninja Thyberg
NATIONALITÉ : suédoise
AVEC : Sofia Kappel, Revika Ann Reustle, Evelyn Claire
GENRE : drame
DURÉE : 1h45
DISTRIBUTEUR : The Bookmakers/les Jokers
SORTIE LE 20 octobre 2021