Dans son acception d’origine, « petite nature » renvoie à une personne de constitution faible, qui manque de force ou d’endurance ou à une personne de nature peureuse, qui s’effraie d’un rien. Johnny a dix ans, il est frêle, au teint pâle, blond aux cheveux longs, sachant courir vite mais s’essoufflant rapidement, sachant affronter mais jamais violemment, il est plus débrouillard que pleutre, délicat dirons-nous. N’est-ce pas alors une antiphrase poétique que ce titre ou une métaphore faite de l’humilité qui caractérise Samuel Theis comme tout le film (personnages compris) ? On pense, un peu, au récent Petite maman de Sciamma étant donné que Johnny, notre petit héros, est le petit père de toute cette famille lorraine, lui sans qui rien ne tournerait plus rond… C’est à Forbach en effet que vivent Johnny (interprété par l’émouvante petite nature Aliocha Reinert), ses deux frère et sœur, la petite Mélissa qu’il trimballe avec lui et dont il s’occupe en permanence (Jade Schwartz) et son grand ado de frère, Dylan (Ilario Gallo), qui n’en a que pour sa copine et son téléphone, et leur jeune mère Sonia (Melissa Olexa, bluffante amatrice), issue d’un milieu très populaire, serveuse en bar- tabac, et qui vient de quitter leur père avec perte et fracas. Le film commence ainsi sur une émancipation et un déménagement dans un HLM où des jeunes des cités font boire du Red Bull aux chiens quand il finira sur l’idée d’une autre émancipation et d’un autre déménagement, celui de Johnny en internat, à Metz. Espoir…
Tout au long du récit, on partage avec l’enfant sa scolarité et la venue d’un nouvel enseignant lyonnais, monsieur Adamski (Antoine Reinartz), ses nouveaux émois et l’apprentissage de son corps, son dévouement familial et la construction d’une identité qu’il souhaite différente des siens. En posant un regard sur les territoires extérieurs (de misère), intérieurs (de richesse), et les corps (dans leurs textures et leurs matières singulières) qui les fondent, le réalisateur campe les éléments de son récit qui prennent parfois des airs documentaires dans sa douce fiction : ainsi Sonia est aussi masculine par endroits que son fils est féminin par d’autres, son aîné (plutôt roux franchouillard) quasi absent et sa cadette (plutôt brune orientale) presqu’un boulet viennent compléter le tableau d’une famille éclatée de toutes parts (faits de trois pères différents que l’on ne verra plus jamais), ce qui pourrait être un signe de richesse si une vie matérielle meilleure leur offrait l’occasion de les voir. Impossible puisque le déterminisme social – contre lequel luttera Johnny tout du long – rend la mère brusque et autoritaire (pour ne pas dire violente), ses amours passagères, ses enfants déroutés, elle capable de le perdre à une fête foraine le temps d’une partie de jambes en l’air en voiture… Survies.
C’est ainsi une réflexion menée sur les effets des déterminismes sociaux, qui vient opposer nature et culture dans leurs états respectifs et les frontières qui les séparent.
Samuel Theis, après avoir posé un regard sur la famille, s’intéresse à la situation d’enseignement, plus précisément à la rencontre entre celui qui transmet un savoir, un goût, une pensée, le maître, et ceux et celles qui les reçoivent, enfants innocents et ouverts, attendrissants et ricaneurs, souriants malgré leurs malheurs, les élèves. La focale passe par la relation étroite qui se noue entre Johnny et lui, et qui lui ouvre de plus grandes perspectives sur son avenir et ses désirs. Les mouvements de la caméra que le cinéaste tient en main de maître, pour faire le vilain jeu de mot, sont aussi doux, attentionnés, bienveillants et justes que les gestes du professeur ou en échange les regards désirants de l’élève. Le milieu et ce qu’il en montre, les problématiques choisies – la bonne distance à faire respecter entre l’adulte et l’enfant, les affects à maîtriser qui peuvent s’installer mais l’acceptation que l’enseignant n’est pas un robot à former, la limite à imposer vis-à-vis des transferts et projections possibles d’un être en découverte de soi, les contraintes du système et ses interdits – sont abordés frontalement, simplement, sans aucune volonté de faux débat ni de mauvaise polémique. Ce seront des images, qui se rapprochent d’un sujet, qui zooment sur des yeux, qui donnent à entendre (un poème de Blaise Cendrars), qui se présentent humblement et, en l’absence de fioriture, transmettent des sentiments, même les plus introvertis, de personnages pour notre plus grande émotion. Ici, Theis choisit de confronter deux personnages sur qui tout repose : d’un côté, l’apprenant dont le rôle est de tout gérer à la maison (courses, machine, petite sœur, soin à la mère) et au fond représente un modèle pour les siens, et d’un autre, l’enseignant dont le rôle consiste à tout gérer dans une classe et d’être, au fond, un exemple assumé pour (ceux et) celui qui se met à avoir de nouvelles ambitions. Mesures.
C’est ainsi une réflexion menée sur les effets des déterminismes sociaux, qui vient opposer nature et culture dans leurs états respectifs et les frontières qui les séparent : la véritable rencontre de Johnny avec son maître, porteur de savoir, de réconfort et d’une forme de stabilité, lui offre, par l’intermédiaire de sa fiancée, une sortie nocturne au musée, notamment, à Metz (soit à 70 kms de chez lui) où il n’était jamais allé – car comment sa famille aurait-elle pu s’y rendre, sans véhicule et sans le budget dédié aux transports, sans même l’idée, la connaissance ou le désir de cette possibilité –, et, pour la première fois d’être habillé d’un costume et se retrouver assis face à l’art au centre Pompidou-Metz… Bergman et son Persona sont invités dans une triple mise en abyme, qui dit mieux ? Personne. Découverte culturelle donc, autant intellectuelle que petit à petit sexuelle, le film aborde par touches les sexualités naissantes – et la musique d’Ulysse Klotz y contribue aussi –, quand la fille d’une amie du couple pique une clope et propose à Johnny des techniques de drague, quand le frère et sa petite copine cherchent à le virer de sa propre chambre pour s’enlacer dans un lit, quand lui-même fait un strip-tease super osé pour son âge afin d’attirer le maître dans sa maison. Limites.
Des pics émotionnels baliseront le récit tout au long faisant exister les différents rejets : l’enfant rejeté par son professeur qui risque la prison pour pédophilie ou la mère qui rejette l’aide d’une psychologue scolaire quand son fils a voulu sauter par une fenêtre, l’enfant qui rejette sa famille qui mange et boit de la merde, comme le miroir singulier d’une politique qui rejetterait sur les pauvres gens les problèmes de toute une société… Si le film n’est pas politique, le tableau qu’il dépeint livre pourtant un état des plus précis de la précarité en province, et de la fragilité qui caractérise tout être en construction, et plus particulièrement un garçon-fille à qui un vent faisant trembler des feuilles depuis la fenêtre d’une classe l’autorise à s’évader dans son imaginaire. Car dans la manière de Theis, qui s’attache pourtant précisément au réel, il existe aussi cette poésie de l’image qui signifie sans montrer. À plusieurs reprises, Johnny sera vu se cachant dans la forêt (domaniale de Forbach) pour observer l’objet de son désir, ou y courant pour fuir, on n’est pas loin du conte et de ses symboles. Dans tous les cas, la direction d’acteurs révèle douceur et bienveillance vis-à-vis de ces diverses figures, et par là du regard porté par le cinéaste sur les êtres tout simplement, qui se débattent, chacun à leur manière, et sans qu’on ait à les juger. Humanités.
Samuel Theis est de là-bas, de Forbach, et l’on ressent cette même émotion, double, qui l’amène à nous offrir un film où la recherche de ressources, en soi, où l’émancipation est de mise, hors de soi. Ce chemin, qui se résume en son heure et demie de film, s’ouvre aux pas dansés et légers d’un Johnny, sur le Child in time de Deep Purple, vers un futur ailleurs ! Fuir, là-bas, fuir… Je partirai, avait dit Stéphane Mallarmé.
RÉALISATEUR : Samuel Theis NATIONALITÉ : française AVEC : Aliocha Reinert, Antoine Reinartz, Mélissa Olexa GENRE : Drame, comédie DURÉE : 1h35 DISTRIBUTEUR : Ad Vitam SORTIE LE 9 mars 2022