Petite Maman : mère et fille, amies et égales

Dire que le dernier film de Céline Sciamma est attendu avec impatience dans le monde entier serait un euphémisme. En effet, après le retentissant succès de Portrait de la Jeune Fille en Feu, dont le scénario récompensé lors de la 72ème édition du Festival de Cannes en 2019 avait su émouvoir à travers le monde, la réalisatrice était attendue au tournant par toutes celles et ceux que le couple lesbien incarné par Adèle Haenel et Noémie Merlant avait touché droit au cœur. Deux ans après la consécration à Cannes, c’est donc avec Petite Maman que Céline Sciamma aura choisi de répondre aux attentes de son public. Si ce film pourra surprendre les spectateurs qui auront découvert la réalisatrice avec Portrait de la Jeune Fille en Feu, il paraîtra peut-être moins étonnant pour celles et ceux qui sont plus familiers de la filmographie de la réalisatrice. Cependant, même pour ses admirateurs et admiratrices de la première heure, le film saura intriguer par l’élan nouveau qui anime la réalisatrice, un élan qui lui fait s’essayer au fantastique et au thème du deuil avec une certaine habileté. Un nouveau film donc tout à fait remarquable, qui augure avec réussite d’une phase novatrice dans la carrière de l’autrice.

Dans Petite Maman, la jeune Nelly, 8 ans, accompagne ses parents dans la maison de sa grand-mère maternelle, tout juste décédée. Un matin, sa mère s’en va, terrassée par le deuil : seule avec un père maladroit dans cette maison vide, Nelly tourne en rond entre les meubles d’une autre époque. Jusqu’à ce qu’en explorant les environs de la maison familiale, Nelly rencontre une autre jeune fille de son âge, qui l’invite à construire une cabane dans les bois d’automne. Mais cette jeune fille ressemble à s’y méprendre à Nelly : c’est en effet Marion, sa mère, telle qu’elle était à l’âge de 8 ans. Entre le trouble et la complicité, les deux jeunes filles se rapprochent, partagent leurs doutes et leurs rires, tandis que chacune s’apprête à faire face à un événement qui changera tout dans leur vie : le dernier au revoir à la maison de sa grand-mère pour Nelly, et une opération chirurgicale décisive pour la jeune Marion.

On connaît l’habileté de Céline Sciamma au scénario et à la mise en scène ; entourée de sa collaboratrice Claire Mathon à la photographie, l’autrice nous livre avec Petite Maman un film qui ne pâlit pas par rapport au reste de sa filmographie. Tout le film est traité avec une attention toujours renouvelée au détail, avec un souci de la construction et de la mise en scène qui fait honneur à la réalisatrice et à tous ses collaborateurs et collaboratrices. De la manière dont le papier peint d’autrefois resurgit dans la cuisine du présent, à la manière dont la maison d’hier est filmée comme en miroir de la maison d’aujourd’hui, la mise en scène réussit à fusionner tout en douceur deux espaces et deux temps différents dans une seule et même histoire. Si le fantastique est toujours là, il ne nous pousse pas pour autant à douter de tout : même dans les moments de flottement, dans les moments où le visage de Nelly trahit sa surprise face au visage enfantin de sa mère, dans les moments où une coupe sèche au montage nous ramène sans ménagement au présent, le trouble ne saurait jamais remettre en question l’authenticité du lien qui unit les deux jeunes filles. Réussissant à dépasser toute invraisemblance, le registre fantastique s’avère être un ajout tout à fait satisfaisant à la pratique cinématographique de Céline Sciamma, qui accompagne très justement la manière dont sa caméra épouse le cœur de ses personnages féminins.

Avec Petite Maman, Sciamma fait reposer le politique dans une communauté retirée du monde qui soude Nelly et Marion au fil de leurs jeux enfantins : une communauté féminine, de soin et d’amour, une communauté qui unit mère et fille non seulement dans un rapport filial, mais dans un rapport amical qui traverse les époques.

Cette approche de l’intimité traversée de fantastique est sans doute ce qui permet le mieux de comprendre la manière dont Petite Maman s’inscrit dans la continuité du travail de Sciamma, tout en se distinguant dans sa singularité. En effet, que ce soit avec Naissance des pieuvres ou Tomboy, Céline Sciamma a toujours su se distinguer par son attention toute spéciale à l’intimité de jeunes filles dans des espaces liminaires, troublées dans le vécu de leur genre par le regard qu’autrui porte sur leurs corps. La patte de la réalisatrice s’est savamment affirmée dans cette représentation toujours complexe de la subjectivité de femmes et de filles, partagées entre leurs désirs personnels et les exigences de leur entourage, dont les vies sont autant construites par la caméra que par le regard d’autrui. Mais avec Petite Maman, Céline Sciamma tente autant un retour au sources qu’un renouveau. Si on retrouve d’un côté le trouble comme fondement de la subjectivité de ses personnages féminins, on trouve de l’autre une certaine singularité dans un nouveau type de récit, exclusivement familial, dans lequel son personnage n’est plus modelé par les regards extérieurs mais plutôt par ce temps si particulier qu’elle partage avec sa mère. En effet, Sciamma a troqué la sociabilité adolescente et les amitiés de banlieue de Naissance des Pieuvres, Tomboy et Bandes de Filles, contre un récit retiré du monde, ou Nelly n’a pour toute société que sa mère et sa grand-mère. Pour autant, conclure de ce retranchement loin des zones urbaines que Sciamma renonce au politique serait une erreur : car chez Sciamma, l’intimité est toujours politique. Avec Petite Maman, le politique repose justement dans cette société à part qui soude Nelly et Marion au fil de leurs jeux enfantins : une communauté féminine, de soin et d’amour, une communauté qui unit mère et fille non seulement dans un rapport filial, mais dans un rapport amical qui traverse les époques. Plus que la naissance d’une amitié, Petite Maman est alors la naissance d’un commun, un commun qui se résume le mieux dans les paroles de cette « musique du futur » qui résonne au point d’orgue du film : « ton cœur est dans mon cœur ». C’est avec ce commun que Petite Maman se fraye une place tout à fait singulière dans la filmographie de Céline Sciamma, et augure d’une belle suite pour la cinéaste.

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RÉALISATEUR : Céline Sciamma
NATIONALITÉ : Française
AVEC : Joséphine Sanz, Gabrielle Sanz, Nina Meurisse
GENRE : Drame
DURÉE : 1h12
DISTRIBUTEUR : Pyramides Distribution
SORTIE LE 2 juin 2021