Paris, Texas : les cendres de l’amour

L’Odyssée revisitée

Auréolé de sa Palme d’or cannoise de 1984, Paris, Texas est aujourd’hui un film mythique. C’est surtout le fantasme réalisé d’un cinéaste allemand de réussir son film américain. Wim Wenders, l’un des plus brillants représentants du nouveau cinéma allemand né dans les années 70 (Fassbinder, Herzog, Schlöndorff, Schroeter), rêvait depuis longtemps de l’Amérique, de ses paysages désertiques, écrasés par le soleil, de ses routes sans fin, de ses ciels aussi larges et bleus que l’immensité de l’espace, de ses personnages solitaires attablés dans des cafétarias comme dans un tableau d’Edward Hopper. Il en rêvait, il a à moitié réussi (ou à moitié raté) son rêve dans Hammett, film noir produit par Francis Ford Coppola, dont le contrôle lui a échappé. Il tient enfin sa douce revanche avec Paris, Texas, son rêve d’Amérique enfin concrétisé, qui lui permet de revenir sur un mythe ancien, celui d’Ulysse. 

Les dernières vingt minutes de confrontation non réciproque entre Travis et Jane (merveilleuse Nastassja Kinski inoubliable dans son petit pull rose) comptent parmi ce que le cinéma nous a offert de plus beau, les cendres d’un amour, la réconciliation, le pardon et l’éternelle fêlure qui ne disparaîtra pas.

Dans le paysage monumental du désert américain, un homme réapparaît. Affamé, assoiffé, il ne prononce pas un mot. Il s’appelle Travis. Son frère Walt le recherche pour le faire revenir à la vie et à la civilisation…

L’ouverture de Paris, Texas demeure même aujourd’hui l’une des plus belles introductions de film qui existent: le désert américain, le ciel sans limites, le soleil écrasant, un homme au milieu de tout cela, perdu et sans défense, et ces accords obsédants de slide guitar signés Ry Cooder, ces glissandi qui accompagnent les images somptueuses d’un Robby Muller au sommet de son art. C’est une vieille histoire que Wenders a décidé de nous conter, un mythe ancien, celui d’Ulysse revenant dans son foyer. En s’appuyant sur un scénario de Sam Shepard, comédien dramaturge, Wenders va réussir à allier l’ancien et le moderne, l’européen et l’américain, l’art et essai et le film grand public, ce que symbolise ce titre étrange, Paris, Texas, qui nous sera expliqué dans la première demi-heure du film. Paris, Texas, cela pourrait se résumer à une intrigue antonionienne, les difficultés d’un couple à ressusciter leur amour, qui se passerait dans le cadre fordien d’un western. 

Ulysse-Travis revient chez lui mais on ne saura quasiment rien de ces quatre années qu’il a passé loin de son « home, sweet home ». Il ne nous racontera rien de ses magnifiques ou lamentables aventures, contrairement aux divers chants du poème homérien. Il est devenu mutique, s’enfonçant dans un autisme digne de la comédienne bergmanienne de Persona. Nous traversons avec lui et son frère Walt les paysages américains, tous d’une sublime beauté à faire fondre un glacier, le duo fraternel rejouant la dynamique infirmier-patient du film de Bergman, alors que le style se rapproche par sa lenteur méditative d’Antonioni, celui de Zabriskie Point, un autre film de (re)découverte de l’Amérique via un regard européen. 

Ulysse revient mais non seulement il n’a pas envie de parler, il retrouve de plus sa famille en miettes: Pénélope-Jane est partie on ne sait où, son fils Télémaque-Hunter ne le reconnaît plus. Paris, Texas, c’est donc l’histoire d’un long et patient réapprentissage pour Travis, de la parole tout d’abord, avec son frère Walt, des liens affectifs au sein de la famille de son frère, et de l’apprivoisement de son fils Hunter, à travers la bouleversante séquence du home movie qui a su préserver les images fragmentées d’un bonheur disparu. Toutes les scènes entre Travis et son fils Hunter (Hunter Carson, qu’est-il devenu?), sont exceptionnelles de justesse et de naturel, comme l’étaient déjà celles d’Alice dans les Villes, on garde pour toujours dans l’oreille la voix du petit Hunter, « she’s leaving the bank, Dad« , précédant leur poursuite sur l’autoroute. 

Néanmoins, après avoir reconstitué tant bien que mal un embryon de lien familial, Travis ne s’en contentera pas. Il lui faut retrouver la femme de sa vie, cette Pénélope infidèle qui vend désormais son apparence au plus offrant dans un peep-show caché au fin fond du Texas. C’est à chaque fois par des images détournées (le home movie, le miroir sans tain du peep-show) que Travis parviendra à renouer des liens avec ses proches mais le bonheur n’est en fin de compte qu’un mirage, une image trompeuse, un simulacre. Les dernières vingt minutes de confrontation non réciproque entre Travis et Jane (merveilleuse Nastassja Kinski inoubliable dans son petit pull rose) comptent parmi ce que le cinéma nous a offert de plus beau, les cendres d’un amour, la réconciliation, le pardon et l’éternelle fêlure qui ne disparaîtra pas. La traversée du miroir n’aura pas lieu. Dans cette nouvelle version de L’Odyssée, plus conforme à l’Ulysse de James Joyce, Pénélope n’est pas restée fidèle à Ulysse, même si elle l’a toujours été dans son cœur : « tous les hommes avaient ta voix, Travis« . Le film commence comme un western et se terminera selon les règles du genre, Travis partant seul comme Ethan Edwards (John Wayne) dans La Prisonnière du désert de John Ford, mais ayant accompli sa mission, reconstituer une famille. 

Pour Paris, Texas, Wim Wenders a reçu la Palme d’or à l’unanimité. Il ne fera plus jamais aussi bien, même s’il s’en est approché de très près avec Les Ailes du Désir, sa carrière cinématographique perdant de son éclat, après Jusqu’au bout du monde et sa rupture avec Solveig Dommartin, la muse de son film berlinois. Certes on retiendra aussi Lisbonne Story grâce à Teresa la chanteuse miraculeuse du groupe Madredeus, quelques films musicaux, et un essai de renouer avec son succès d’antan, Dont come knocking, scénarisé et interprété par Sam Shepard, mais le cœur n’y était plus. La réussite ne sonne pas toujours deux fois. Mais, lorsqu’on regarde à nouveau Paris, Texas, la grâce dure pour l’éternité.