Orlando, ma biographie politique : on a tous en nous quelque chose d’Orlando

Longtemps les pontes de la littérature ont considéré Virginia Woolf comme une suiveuse, celle qui a prolongé les apports fondamentaux de Proust et de Joyce sur l’introspection et le monologue intérieur. Il s’avère que son importance est toute autre et primordiale à bien des égards : première écrivaine queer et féministe, elle a livré avec Orlando et Une Chambre à soi les premiers manifestes d’une littérature queer et féministe à la mesure de notre époque contemporaine. C’est l’immense mérite de Orlando, ma biographie politique de Paul B. Preciado, le philosophe et essayiste queer, de lui rendre un vibrant hommage, tout en exaltant l’aspect révolutionnaire de sa pensée, propre à déjouer les tours et les détours de la société patriarcale. Orlando, ma biographie politique, est ainsi une formidable réussite, explorant les codes du genre, mélangeant avec allégresse et jubilation fiction et documentaire, autobiographie et roman, témoignages et narration, dans un geste d’une incommensurable liberté poétique et politique.

Le film brouille les frontières entre la réalité et la fiction. Le réalisateur élargit le roman de Virginia Woolf, Orlando, dans lequel le personnage principal change de sexe au milieu de l’histoire pour devenir une femme de 36 ans. Preciado organise un casting et réunit 26 personnes trans et non binaires contemporaines, âgées de 8 à 70 ans, pour incarner Orlando. Preciado reconstruit les étapes de sa transformation personnelle à travers des voix authentiques, des écrits, des théories et des images, à la recherche de la vérité.

Orlando, ma biographie politique, est ainsi une formidable réussite, explorant les codes du genre, mélangeant avec allégresse et jubilation fiction et documentaire, autobiographie et roman, témoignages et narration, dans un geste d’une incommensurable liberté poétique et politique.

Ce film commence à la manière de Godard (à qui il sera rendu plus tard un hommage émouvant, énonçant pour la première fois dans un film la tristesse à l’annonce de sa mort), avec une interrogation en lettres capitales colorées :  » mais quel est votre sexe, réellement? » Paul B. Preciado lui-même se filme collant des affiches sur un mur, avec sa voix off indiquant que sa biographie a été écrite en 1928 par cette « fucking » Virginia Woolf, le terme « fucking » recouvrant de l’affection et de l’admiration, comme dans Norman Fucking Rockwell de Lana Del Rey. Il décide alors de lui écrire une lettre à travers les siècles, car, comme il le déclare, même morte, elle n’a sans doute jamais été plus vivante qu’aujourd’hui.

Orlando, ma biographie politique, n’est donc pas une adaptation au sens littéral, comme a pu l’être Orlando de Sally Potter. C’est une réinvention du roman, déconstruction-reconstruction où Paul B. Preciado brise ouvertement le quatrième mur, toujours à la Godard, en faisant décliner face caméra aux acteurs de son film leur véritable identité, suivie immanquablement de  » et je suis dans ce film Orlando de Virginia Woolf ». Orlando n’est pas seulement le jeune adolescent qui, du jour au lendemain, se transforme en femme dans le roman de Woolf. C’est une métaphore de l’être transitionnel entre deux sexes qui passe de personne en personne, chacune l’incarnant tour à tour, le procédé très efficace rappelant celui utilisé par Todd Haynes dans I’m not there pour exprimer la complexité et la multiplicité du phénomène Dylan.

Par conséquent, Preciado, avec une liberté totale, se permet tout avec grâce et réussite : le film entremêle brillamment documentaire et fiction, les témoignages des personnes trans incarnant Orlando sur leur propre vie et les monologues/dialogues extraits de l’ouvrage de Virginia Woolf, ainsi que le commentaire en voix off de Preciado sur sa propre vie ou sur le monde patriarcal qui contraint à aligner identité et genre. Preciado fait feu de tout bois, utilisant pour la partie d’archives les reportages en noir et blanc sur Christine Jurgensen ou Coccinelle, les premières trans médiatiques, ou organisant des séquences drolatiques (la séance chez le psy interprété par un Frédéric Pierrot reprenant de façon décalée son emploi d’En thérapie, avec cette réplique hilarante énoncée placidement par Liz Christin, « j’ai un pénis féminin » ) ou dramatique (la séquence de la réception d’hôtel avec Jenny Bel’air, relative aux papiers d’identité), voire des intermèdes festifs de musique électro (Pharmacoliberation coécrit avec Clara Deshayes, une des meilleures DJ actuelles).

Etant donné le sujet, Orlando, ma biographie politique, évoque forcément Fassbinder et Almodovar, mais bien plus l’Espagnol que l’Allemand, en raison d’une communauté d’origines et un optimisme jovial, assez éloigné du pessimisme radical de RWF. On pense également à Godard plus d’une fois, en raison du coté volontairement amateur, dans le meilleur sens du terme (des toiles peintes servant à évoquer la cour britannique et une collerette étant le fétiche témoin passant d’un Orlando l’autre), et à Oliveira (les citations du roman de Woolf ou les voix off lues dans un espagnol aussi sensuel que pouvait l’être la langue portugaise chez le vénérable Manoel).

En plus d’être un divertissement ludique et facétieux (la dissection du roman sur une table d’opération, celle que connaissent les trans), Orlando, ma biographie politique possède une indéniable dimension théorique et politique, comme l’indique son titre. Preciado analyse Orlando comme le roman des métamorphoses de la subjectivité, dont il recense les quatre étapes : la poésie, l’amour, l’exil (la créolisation) et la transition de genre. Même s’il ne va pas aussi loin que dans ses essais, comme Le Manifeste contra-sexuel, Preciado ne se prive pas d’asséner des piques meurtrières contre le système patriarcal qui a érigé la masculinité et la féminité comme des fictions politiques. Pour ceux qui ne savent pas ou n’osent pas choisir, le seul réflexe du système est ainsi le rejet ou la réassignation à un modèle normatif qui ne peut endosser la complexité des situations psychologiques. Face à une binarité qui réduit les gens en catégories, Preciado valorise la singularité des individus et rappelle à juste titre que Christine Jorgensen était, avant sa transition, monteur de profession. Avoir le droit de monter sa propre vie, c’est ce pour quoi les personnes transgenres ou non binaires, luttent aujourd’hui. Dans une conclusion festive, c’est donc Virginie Despentes (who else?), l’ex-compagne de Preciado, qui, s’improvisant juge, délivrera le passeport pour une citoyenneté planétaire et non-binaire à tous les Orlando qui auront témoigné tout au long du film. Une fin heureuse, peut-être utopique mais pleine d’espoir en un autre monde.

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RÉALISATEUR : Paul B. Preciado 
NATIONALITÉ :  française, espagnole
GENRE : documentaire expérimental 
AVEC : Oscar S Miller, Janis Sahraoui, Liz Christin, Elios Levy, Paul B. Preciado, Ruben Rizza, Naëlle Dariya, Jenny Bel'Air, Emma Avena, Castiel Emery, Frédéric Pierrot, Pierre et Gilles, Virginie Despentes
DURÉE : 1h37 
DISTRIBUTEUR : Arte France
SORTIE LE 5 juin 2024