Depuis le début de sa carrière, Christopher Nolan a toujours déployé les ressources infinies de son imagination, en passant de genre en genre (film de super-héros, espionnage à la James Bond, science-fiction). Hormis dans Dunkerque où il abordait à sa manière très conceptuelle et abstraite le film de guerre, il ne s’était jamais véritablement confronté à la réalité et à l’Histoire. C’est aujourd’hui chose faite avec Oppenheimer, biopic de l’un des hommes les plus importants du XXème siècle, celui dont l’implication dans le Projet Manhattan et le largage de bombes sur Hiroshima et Nagasaki l’ont conduit à être surnommé le « Père de la bombe atomique ». Evidemment, en se confrontant à une matière humaine aussi dense et explosive, Christopher Nolan ne renonce pas à ses marottes : tournage en couleurs et en noir et blanc, entrelacement de trois lignes temporelles, expérimentation de la mise en scène. Ce faisant, il livre avec son douzième film l’une de ses oeuvres les plus abouties, ses jeux formels et cinématographiques étant lestés cette fois-ci d’une gravité différente, celle du poids incontestable de l’Histoire.
En 1942, convaincus que l’Allemagne nazie est en train de développer une arme nucléaire, les États-Unis initient, dans le plus grand secret, le « Projet Manhattan » destiné à mettre au point la première bombe atomique de l’histoire. Pour piloter ce dispositif, le gouvernement engage J. Robert Oppenheimer, brillant physicien, qui sera bientôt surnommé « le père de la bombe atomique ». C’est dans le laboratoire ultra-secret de Los Alamos, au cœur du désert du Nouveau-Mexique, que le scientifique et son équipe mettent au point une arme révolutionnaire dont les conséquences, vertigineuses, continuent de peser sur le monde actuel…
Avec Oppenheimer, Christopher Nolan signe l’un de ses films les plus habités, une oeuvre hantée par une dimension historique et humaine assez peu fréquente chez lui, le portrait d’un homme qui a volé le Feu de la création et en a été puni pour le reste de sa vie,
Au début, avouons-le, le spectateur est un peu perdu et déstabilisé, sans révisions préalables. Car, comme dans tout film de Christopher Nolan qui se respecte, la linéarité temporelle est brisée. Le film commence par l’audition d’avril 1954 destinée à établir le sort de l’habilitation de sécurité de Robert Oppenheimer, soupçonné en pleine période maccarthyste de cultiver des sympathies communistes et donc d’être l’ennemi de la Nation américaine. A partir de là, au fur et à mesure des questions, surgiront progressivement des bribes du passé d’Oppenheimer, de sa carrière estudiantine, de ses amours diverses, officielles (son mariage avec Kitty) et clandestines (sa liaison avec Jean Tatlock), jusqu’au point culminant de son parcours, la conduite du Projet Manhattan. Le film nous livre donc le passé, le présent du célèbre physicien mais aussi son futur en nous montrant Oppenheimer à la fin et au début des années soixante, après le verdict de l’audition de sécurité. Les trois dimensions s’entrelacent et s’interpénètrent continuellement dans le film, nous laissant toujours dans un état de surprise et d’imprévisibilité.
En adaptant la biographie American Prometheus : the Triumph and Tragedy of J. Robert Oppenheimer, de Kai Bird et Martin J. Sherwin, Christopher Nolan ne pouvait se résoudre à garder une linéarité trop évidente à ses yeux. Il fallait à l’instar de ses autres films (Following, Memento) nous plonger au coeur du temps et déconstruire l’histoire d’Oppenheimer, en faisant surgir toutes les dimensions de sa vie, passé, présent et futur, en même temps et non successivement. Le spectateur est ainsi perdu comme dans la première demi-heure d’Inception, ayant l’impression d’entrer dans un jeu, sans que le maître d’oeuvre lui ait fourni le mode d’emploi. Mais ce qui est souvent formidable dans les films de Nolan, c’est que cette impression brumeuse se dissipe car il fait comprendre intuitivement les règles de son propre film. Si l’on réfléchit un minimum (ne cachons pas que les films de Nolan sont avant tout cérébraux), l’identification des différentes dimensions temporelles devient un jeu d’enfant, le passé, le présent et le futur étant marqués par une localisation géographique et l’état de vieillissement des personnages. Comme dans Memento, le fait de distinguer couleur et noir et blanc sert de marqueur pour des séquences qui ne se situent ni dans la même optique (la couleur exprimant la conscience subjective d’Oppenheimer alors que le noir et blanc établit l’objectivité des faits) ni au même stade temporel.
Christopher Nolan ne s’arrête pas là et expérimente également aux niveaux sonore et visuel. Pendant une grande partie du film, on entendra un grésillement incessant, symptôme sonore de la fission nucléaire. Alors qu’on aurait pu s’attendre à une explosion nucléaire spectaculaire et inoubliable, Nolan se montre sobre et très mature dans le filmage de l’essai Trinity, en désynchronisant image et son, montrant dans un premier temps l’explosion nucléaire et seulement après son retentissement sonore, permettant ainsi de décupler son effet dans le temps tout en amoindrissant son intensité. Le film fonctionne souvent sur ce principe de désynchronisation : on entend ainsi des bruits de pieds frappant de manière intensive le plancher, bruits qui hantent la conscience tourmentée de Oppenheimer, et on découvrira seulement vingt minutes plus tard à quelle situation ces bruits se rapportent. Idem pour les flashes d’atomes en fusion qui apparaissent furtivement comme si l’on se trouvait véritablement dans la tête de Robert Oppenheimer. Nolan joue avec l’intelligence du spectateur, mais en la respectant et en ayant pleine confiance en ses capacités.
Tous ces jeux formels pourraient apparaître un peu vains, ce qui est parfois le cas chez Christopher Nolan (à cet égard, certains ne se sont toujours pas remis de Tenet), mais pas ici, car il s’agit de pénétrer la conscience particulièrement tourmentée du physicien (morale ou opportunisme, fidélité ou trahison) et d’en rendre compte de la manière la plus précise et juste. Jusqu’à la fin, on ne saura pas vraiment qui Oppenheimer a réellement aimé, s’il était communiste ou non, s’il était imbu de lui-même ou humble devant le pouvoir que la vie lui a donné. C’est cette dimension humaniste et existentielle (qui n’existe pas toujours chez Nolan) qui est mise en avant ici et servie par d’exceptionnels comédiens, Cillian Murphy, Robert Downey Jr., Emily Blunt, Florence Pugh, Matt Damon, Benny Safdie, etc. Grâce à eux, la mise en scène qui pourrait aisément tourner à la démonstration magistrale devient humaine et terriblement émotionnelle. Murphy, dans son premier grand rôle au cinéma, montre toutes les facettes de cet homme complexe, hanté par la culpabilité, voyant ses proches se transformer virtuellement en victimes de la bombe atomique dans un cauchemar blanc. C’est ainsi l’oeuvre de loin la plus engagée politiquement de Nolan, de nombreux clins d’oeil étant faits à l’actualité (la réplique d’Oppenheimer disant ne pas croire que les Russes auront un jour la bombe atomique, ou la discussion finale, que l’on n’espère pas prémonitoire, entre Einstein et Oppenheimer).
Avec Oppenheimer, Christopher Nolan signe l’un de ses films les plus habités, une oeuvre hantée par une dimension historique et humaine assez peu fréquente chez lui, le portrait d’un homme qui a volé le Feu de la création et en a été puni pour le reste de sa vie,
RÉALISATEUR : Christopher Nolan NATIONALITÉ : américaine GENRE : biopic, drame, historique AVEC : Cillian Murphy, Robert Downey Jr., Emily Blunt, Florence Pugh, Matt Damon, Benny Safdie DURÉE : 3h DISTRIBUTEUR : Universal SORTIE LE 19 juillet 2023