Nitram : itinéraire d’un déséquilibré

Peu de cinéastes retenus dans la Sélection Officielle de cette édition 2021 du Festival de Cannes ont connu un parcours erratique comme celui de Justin Kurzel. Ayant longtemps été partagé entre productions hollywoodiennes et productions indépendantes australiennes, le réalisateur australien revient cette année avec un long-métrage plus proche de son style des débuts sur Les Crimes de Snowtown. Brossant le portrait de l’auteur de la tuerie de Port-Arthur en 1996, fusillade de masse marquante de l’histoire récente de l’Australie, Kurzel confirme avec Nitram son inimitable habileté à l’adaptation de faits divers, relisant des évènements tragiques avec autant de brio que de fidélité documentaire, leur redonnant à l’écran la pleine mesure de leur sens.

Film surprenant dans l’étirement de son récit et dans la complexité de son compte-rendu d’un fait divers, Nitram est un véritable défi à la compréhension, un film qui ne se laisse pleinement comprendre qu’à sa fin.

Tasmanie, années 90. Coincé entre une mère distante et un père cherchant désespérément à la comprendre, Nitram vit une vie douloureuse et isolée. Mentalement instable, entre pulsions destructrices, instants de vide et furies passagères, le jeune adolescent n’a ni amis, ni confident. Jusqu’à ce qu’il rencontre la riche et marginale Helen, avec laquelle il noue très vite une relation forte et maternelle. Mais quand Helen meurt dans des circonstances dramatiques, plus rien au monde n’empêche Nitram de basculer vers l’irréversible.

Pour ceux qui sont le plus familiers de l’œuvre du réalisateur, Nitram apparaît comme un film étrange, énigmatique dans le déroulement de sa narration, renouant à la fois avec le premier film de l’Australien tout en amenant un certain nombre de nouveautés. À l’instar de Les crimes de Snowtown et True History of the Kelly Gang, Kurzel adapte au cinéma des faits divers de l’histoire contemporaine, les transformant en révélateurs de paramètres de la société australienne d’aujourd’hui. Le réalisateur brille particulièrement dans ce registre, mettant au point une écriture dramatique intransigeante dans son respect du réel et exemplaire dans sa capacité à insuffler du sens dans un événement dont le traumatique fait obstacle à la compréhension. Au delà du fondement de son récit, c’est aussi l’esthétique de son premier film que retrouve le réalisateur : avec une caméra tout en retenue et un éclairage naturel, un montage simple, Justin Kurzel revient vers une esthétique moins théâtrale et un cadrage plus discret, mais pas pour autant moins efficace. Cependant, à la différence de Snowtown, Kurzel choisit dans Nitram de montrer l’avant du crime, et non pas le pendant. Un choix quelque peu intriguant pendant l’essentiel du film, mais qui finit par prendre pleinement son sens avec le panneau final ouvrant le générique de fin. Plus que l’histoire d’un crime, Nitram est donc l’histoire de la route qui mène de la fragilité à la folie meurtrière, de la manière dont l’attente d’une stabilité qui ne vient jamais pousse au pire un homme instable. La narration tout en longueur étalée dans le temps se comprend alors comme un appel du vide, comme la somme de forces invitant un jeune homme fragile à peu à peu perdre toute stabilité pour basculer dans la catégorie des déséquilibrés, radicalement étrangers et incompréhensibles. Faisant le portrait de l’homme qui existait avant le tueur et de l’adolescent qui existait avant l’homme, Kurzel propose ainsi une analyse des dynamiques qui poussent au crime, comprenant ces mécanismes non pas comme une série de déterminations poussant inévitablement au meurtre mais comme une série de trous, de vides juridiques, d’absences sentimentales qui précarisent toujours plus un homme fragile, faisant germer progressivement la graine de la folie meurtrière.

Dans cette reconstitution de la route du crime qu’emprunte Nitram, Kurzel adopte une position singulière par rapport à son sujet, difficile à pleinement caractériser tant la relation qu’entretient le réalisateur au personnage est dure à appréhender. Plus que faisant la démonstration des déterminismes poussant au passage à l’acte, on dirait que le réalisateur chercher à montrer comment Nitram est toujours incompris, comment chacun de ses différents appels à l’aide est ignoré – comme dans cette scène où le jeune homme met en mots ses pulsions violentes face à sa mère, lui répondant calmement être incapable de le comprendre. Quelque part, on pourrait presque comprendre Nitram comme une réaction réaliste et analytique de Kurzel au Joker de Todd Philips. En effet, dans ce film, la peinture des rouages qui poussent des hommes fragiles à devenir des modèles d’une masculinité violente et meurtrière mettait l’accent sur la persécution active de la société – là où Nitram semble plutôt mettre l’accent sur l’inaction et l’immuabilité du corps social. Mais faire cette hypothèse de lecture implique cependant de remarquer comment Nitram se distingue du reste de la filmographie de Justin Kurzel. Car ce qui manque à Nitram et qui faisait jusque là le cœur du style du réalisateur, ce sont les hommes. En effet, dans les deux précédents films australiens de Kurzel, le crime, la folie et la furie étaient toujours le fait d’une initiation virile empoisonnée, d’un mentor fascinant mais fourvoyé poussant un jeune fragile vers la violence. La violence était donc toujours le fait des hommes et de leur influence virile et perverse. Or, dans Nitram, les hommes brillent par leur absence. En effet, le père malade de Nitram disparaît bien assez tôt de l’intrigue, et s’efface derrière une mère distante et rigide et la maternelle mais tourmentée Helen. Absents du récits, les hommes ne reviennent que dans une seule scène clé du film, scène où Nitram achète des armes. Paradoxalement, on peut donc estimer dans ce film que la virilité dangereuse que croque si bien Kurzel est d’autant plus présente qu’elle est absente, d’autant plus sourde qu’elle est souterraine au point qu’on ne la voie plus. Ainsi, si les hommes sont absents du récit, c’est qu’ils sont repoussés à la marge du film, rappelés par les derniers mots glaçants du réalisateur, qui parvient à dire en moins d’une minute que derrière un Nitram, il y a des milliers d’hommes, complices. Rappelant la monstruosité du présent après le film, Kurzel constitue donc son œuvre comme une parenthèse dans le réel, une parenthèse qui nous rappelle aussitôt qu’elle se referme que la menace de la violence est partout dans le monde extérieur. Un tour de force qui déplace le cinéma en dehors du film, et qui démontre encore une fois l’exemplaire capacité du réalisateur à analyser les mécanismes de la violence masculine contemporaine.

Film surprenant dans l’étirement de son récit et dans la complexité de son compte-rendu d’un fait divers, Nitram est un véritable défi à la compréhension, un film qui ne se laisse pleinement comprendre qu’à sa fin. Une épreuve de patience pour le public qui porte cependant ses fruits, puisqu’avec un simple carton final le film amène un propos politique aussi fort que concis, un cinglant constat sur l’état de l’Australie contemporaine et sur son rapport à la violence. Avec Nitram, Kurzel confirme donc avec réussite qu’il entend bien continuer à se faire l’une des voix les plus fortes contre la violence masculine en Australie.

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RÉALISATEUR : Justin Kurzel
NATIONALITÉ : Australienne
AVEC : Caleb Landry Jones, Essie Davis, Anthony Lapaglia
GENRE : Drame, Thriller, Fait divers
DURÉE : 1h50
DISTRIBUTEUR : Ad Vitam
SORTIE LE Prochainement