Never rarely sometimes always : la sororité en avant

Ours d’Argent à la Berlinale 2020, ce troisième film d’Eliza Hittman, Never Rarely Sometimes Always, s’impose comme un choc sur le sujet pourtant rebattu des filles-mères dans le cinéma mondial. De la mise en scène aux deux actrices principales (deux révélations stupéfiantes, Sidney Flanigan et Talia Ryder, que l’on retrouvera sans doute à l’avenir), en passant par la productrice, la directrice de la photographie (l’excellente Hélène Louvart) et la compositrice de la bande originale (la merveilleuse Julia Holter), ce projet expose ainsi un regard entièrement féminin sur un sujet qui ne l’est pas moins : le douloureux chemin de croix d’une adolescente, accompagnée de sa cousine, de la Pennsylvalnie jusqu’à New York, pour pouvoir avorter d’un enfant non désiré. 

Lors d’un spectacle musical, Autumn, adolescente solitaire se fait insulter en interprétant une chanson sur un amour toxique. En fait enceinte, elle cache une grossesse non désirée à toute sa famille. Seule sa cousine Skylar à qui la lie une amitié indéfectible, est au courant. Après avoir appris lors d’une visite médicale, qu’elle ne pourrait avorter sans l’autorisation de ses parents, Autumn décide de partir pour New York, accompagnée de Skylar, afin de pratiquer un avortement illégal…

Never Rarely Sometimes Always met ainsi en avant une amitié et surtout la valeur de sororité, notion précieuse de solidarité féminine qui permet de traverser toutes les épreuves, y compris les plus difficiles.

Avec un pareil sujet, il eût été facile de choisir la dramatisation à outrance. Eliza Hittman a choisi avec raison le dépouillement total, son film ressemblant à une ligne droite, dénuée d’afféteries ou de fantaisie superflue. Bien que se trouvant au printemps de sa vie, la tristement nommée Autumn semble porter la croix d’un calvaire énigmatique. Tout se loge dans ses silences, ses expressions indéchiffrables, ses gestes retenus. Eliza Hittman ne joue jamais l’esbroufe mais plutôt la pudeur d’un drame indicible, porter une vie alors qu’on ne se trouve qu’au commencement de la sienne, sans le recul ni la distance nécessaire pour l’accepter et l’accueillir.  Never Rarely Sometimes Always traite avec beaucoup de délicatesse un sujet particulièrement difficile, un peu à la manière des Quatre Cent Coups de Truffaut, en ne rendant pas ses protagonistes sympathiques ou drôles. Comme Truffaut, Eliza Hittman sait que le meilleur moyen de susciter l’intérêt et la compassion consiste à focaliser uniquement son attention sur son duo d’adolescentes, en quête d’une libération inespérée, et que tout sourire aurait été superflu et inutile. 

C’est ainsi presque une leçon de mise en scène et d’intégrité que nous voyons à l’écran, par rapport à ce sujet, évitant tout racolage sordide ou dramatisation douteuse. La question de l’identité du père de l’enfant, jamais évoquée, est simplement suggérée. La stricte neutralité du regard, à la limite de l’impersonnalité, évoque parfois le dépouillement bressonnien, renforcé par la fraîcheur d’interprètes-modèles, pour l’instant jamais vues à l’écran. Le grand moment du film, situé en son mitan, réside en l’entretien en plan fixe d’Autumn qui finit par craquer face aux questions pourtant dénuées d’affects de la conseillère sociale, auxquelles elle doit choisir de répondre : « Never Rarely Sometimes Always », ce qui explique le titre du film. Lors de cet entretien, on n’est pas très loin non plus des visées sociologiques d’un Godard qui captait en plan fixe les atermoiements de la jeunesse dans Masculin Féminin.  

Avec une précision documentaire exceptionnelle, Eliza Hittman filme le dénuement de ces deux ados qui n’ont pas assez d’argent pour prendre une chambre d’hôtel et vivent, en attendant leur rendez-vous chez le médecin, dans les gares, le métro, en se changeant et en se lavant dans les toilettes de lieux publics, pour maintenir un minimum d’hygiène, rappelant l’extrême misère de Jess Hahn dans Le Signe du Lion d’Eric Rohmer. A côté d’Autumn, farouche et renfermée, Skylar l’est moins en apparence. Mais ce n’est peut-être qu’une apparence. Skylar attire les garçons et s’en sert mais n’en pense pas moins, autant sinon plus dégoûtée qu’Autumn par les manifestations de masculinité toxique. Never Rarely Sometimes Always met ainsi en avant une amitié et surtout la valeur de sororité, notion précieuse de solidarité féminine qui permet de traverser toutes les épreuves, y compris les plus difficiles.

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RÉALISATEUR : Eliza Hittman
NATIONALITÉ : américain
AVEC : Sidney Flanigan, Talia Ryder, Theodore Pellerin
GENRE : Drame
DURÉE : 1h42
DISTRIBUTEUR : Universal Pictures International France
SORTIE LE 19 août 2020