Mulholland Drive : sinueux objet du désir cinéphile

Il n’est pas surprenant que Mulholland Drive soit régulièrement considéré comme un des meilleurs films du 21ème siècle (pour le moment en tout cas) tant il est la synthèse d’éléments à la fois fascinants mais surtout parfaitement maîtrisés.

Jeu de pistes pour un spectateur à peine guidé par les dix indices lâchés par Lynch dans la promotion du film, Mulholland Drive est de ces rares films pourvu d’une re-visibilité virtuellement infinie. Le premier visionnage laissera certainement perplexe : il est difficile de saisir l’intégralité de la structure du film et de ses évènements en une seule vision. Les suivants permettront, au choix, de trouver les nombreuses références cinéphiles, repérer le fil conducteur du film pour mieux reconstituer le puzzle, ou se laisser porter par un film qui parle tout autant du cinéma qu’il en est devenu un objet fétiche, comme en réponse au fétichisme des objets qui le traversent (la boîte bleue et sa clé, les tasses à café, l’abat-jour, le cendrier).

Tout d’abord, Mulholland Drive apparait être, après la parenthèse « classique » Une histoire vraie, la parfaite synthèse des thèmes chers à son auteur assez rare. Rêve éveillé mu moins par une logique rationnelle que par un fil conducteur fantasmagorique, atmosphère glauque virant régulièrement au film de terreur, histoire d’amour déconstruite sur fond de film noir, le film est à la fois tout ça et plus encore, mais il est facile d’y retrouver des références directes tant à l’autre « film policier » de Lynch (Blue Velvet) qu’à sa récente rêverie éveillée qu’était Twin Peaks et son extension cinématographique Fire Walk With Me. On y retrouve ces larmes extériorisant les émotions (et leur conclusion par la reprise du Crying de Roy Orbison dans le Club Silencio), les mêmes personnages personnifiant la peur, le mal ou la corruption, mais surtout la même mélancolie sous-jacente, vestige de rêves trahis voire brutalisés par un monde destructeur. Car la trame du film (sans trop en dire) est avant tout celle d’une trajectoire brisée, d’une jeune femme innocente pervertie par la cruauté morale de la machine à rêves qu’est Hollywood. Après tout, ne voit-on pas apparaître vers la fin du film un panneau disant « Hollywood is hell ! » ? Au-delà de Blue Velvet (qui fait trop sens), Lost Highway (trop surréaliste) et Sailor & Lula (un conte de fées trop littéral), Mulholland Drive semble être la quintessence du style équilibriste de David Lynch, le film où tout est parfaitement dosé.

Rêve éveillé suivant un fil conducteur fantasmagorique, atmosphère glauque sur fond de faux-semblants, histoire d’amour pervertie par le film noir, Mulholland Drive semble la parfaite synthèse des thèmes chers à David Lyndh.

Mulholland Drive, c’est aussi une maîtrise technique de tous les instants, et il est souvent facile d’oublier que la majeure partie du film a été tournée en 1999 pour la TV. Que ce soit pour la beauté des cadrages, le casting incroyablement au diapason, la construction narrative ou le design sonore du film (sans oublier la magnifique partition d’Angelo Badalamenti), le prix de la mise en scène cannois semble à la fois la récompense logique de l’atmosphère chirurgicalement mise en place par le film et son équipe, mais aussi légèrement décevant tant le film aurait pu aller chercher au minimum le Grand Prix (le festival se rattrapera l’année suivante en offrant à Lynch la présidence du jury). Cette maitrise technique, c’est aussi l’impeccable intégration de très nombreuses références cinématographiques classiques, telles des prolongements explicatifs du film. On pense évidemment à Sunset Blvd et son actrice perdue dans ses rêves égo-maniaques, ou Le magicien d’Oz et son parcours initiatique fantasmagorique, mais c’est toute une farandole d’éléments qui retiennent l’attention comme autant de clés potentielles : Le testament du Dr MabusePersonaSueurs froidesLe méprisEn quatrième vitesse, mais surtout Gilda et sa Rita Hayworth en beauté fatale absolue.

Mulholland Drive, c’est enfin un film parfaitement ancré dans la complexité de son temps, œuvre postmoderne nous expliquant à la fois qu’il est très difficile de comprendre ce qui nous entoure, tandis que le monde se relève tout juste d’un 11 septembre qu’il n’arrive pas à absorber, comme si Lynch avait pu sentir venir la catastrophe à venir. Comme Gus Van Sant avec Elephant, Lynch ne donne aucune clé explicative ni rationalité directe, mais dresse un inventaire incroyablement prescient des sensations d’un monde en constante mutation incontrôlée, avec une sensibilité lyrique émotionnelle exacerbée. De celle qui nous touche instantanément au plus profond de notre être, et continue de résonner vingt ans plus tard dans un monde poussant perpétuellement le spectateur hors de sa zone de confort.