Charles Aznavour est aujourd’hui un authentique monument de la chanson française : environ 70 ans de carrière, plus de 1200 chansons, 94 albums, au moins une quarantaine de classiques qui, contrairement à des « plaisirs démodés » paraissent absolument inusables. Le petit Charles est devenu un immense – peut-être le meilleur- représentant de la chanson française, à travers le monde, donnant des concerts dans tous les pays et enregistrant dans la plupart des langues. Pourtant tout n’a pas toujours été aussi simple…C’est ce parcours fait d’opiniâtreté, de persévérance et de résilience que Grand Corps Malade et Mehdi Idir, remarqués pour Patients et La Vie Scolaire, comptent montrer avec Monsieur Aznavour, un biopic pour lequel l’artiste avait choisi lui-même ces réalisateurs, après avoir découvert Patients au cinéma.
Issu d’une famille modeste, d’origine arménienne, Charles Aznavourian veut devenir artiste, à la fois comédien et chanteur. Il rencontre Pierre Roche, un autre interprète et musicien, avec qui il va former un duo. Ils se feront remarquer par Edith Piaf qui les engage dans son équipe artistique. Mais le chemin sera long et semé d’embûches pour que le petit Charles se retrouve en haut de l’affiche…
En tant que divertissement et hommage grand public, Monsieur Aznavour remplit son office, dans les limites de l’exercice.
Monsieur Aznavour est donc un projet de biopic validé de longue date par l’artiste lui-même et sa famille, via Jean-Rachid Kallouche, gendre de Charles Aznavour et producteur des deux précédents films de Grand Corps Malade et Mehdi Idir. Cela désigne d’emblée les qualités et les limites du projet, d’un côté une sincérité totale et un véritable amour du sujet, de l’autre, un aspect hagiographique qui va gommer tous les aspects controversés et gênants du personnage. Mais pouvait-il réellement en être autrement?
Ce qui frappe dans Monsieur Aznavour, c’est d’abord surtout l’accent mis sur la performance et l’importance pour les metteurs en scène de la ressemblance entre les personnes réelles et les comédiens. C’est manifeste pour l’interprétation de Tahar Rahim qui, pendant au moins la moitié du film, doit arborer un maquillage et des prothèses malheureusement assez visibles à l’écran pour pouvoir ressembler à Charles Aznavour. Cette momification assez proche de celle de La Môme d’Olivier Dahan fait que le pauvre comédien semble quelque peu emprisonné dans sa gamme d’expressions faciales. Au bout d’une heure, on croit voir Tahar Rahim reprendre le dessus sur son maquillage et ses prothèses, mis de côté le temps de quelques scènes, et puis la mascarade reprend, rendant le centre névralgique du film aussi malaisant, peu crédible et pénible à voir que la captation ratée des visages dans Tintin de Steven Spielberg. Dans la séquence réunissant Aznavour, Piaf et Trenet, l’impression tenace d’un concours de sosies au Musée Grévin ne quitte malheureusement pas le spectateur.
Entre la ressemblance et l’incarnation, Grand Corps Malade et Mehdi Idir ont donné la priorité à la ressemblance, tout en ne se rendant pas compte qu’elle pouvait représenter un obstacle à l’incarnation. De plus, ce point de vue est inconstant car de temps à autre, Rahim se déleste de son maquillage et ne ressemble plus trop à son modèle. Alors que Rahim reste empêtré dans cette alternance (un coup je lui ressemble, un coup je ne lui ressemble pas), d’autres acteurs parviennent à s’en détacher : Bastien Bouillon, très bon dans le rôle de Pierre Roche, le compère des années de galère d’Aznavour, mais surtout Marie-Julie Baup, véritable révélation du film, qui, pourtant limitée par la contrainte de ressembler à Edith Piaf, finit par transcender son apparence et faire véritablement exister son personnage, au-delà d’un éventuel mimétisme, ce qui permet à la relation de mentor à élève, Piaf-Aznavour, de fonctionner malgré tout dans le film.
Monsieur Aznavour est construit selon un principe narratif simple qui n’égarera aucun spectateur : les chapitres au nombre de cinq se suivent sagement selon un ordre strictement chronologique, chacun centré autour d’une des chansons-phares de Charles Aznavour : Les Deux guitares, Sa Jeunesse, Je me voyais déjà, Emmène-moi, etc. Le fait de diffuser in extenso les chansons plonge le film dans un effet-clip, tout aussi désastreux que l’effet-Grévin, un montage d’images évoquant la période du chapitre concerné, ce qui ne va pas sans certains dommages collatéraux, comme de sérieux hiatus, par exemple entre le texte lyrique de Sa jeunesse et la rafle des Juifs dans un bus. La seule prise de risque du film réside dans la diffusion volontairement anachronique d’un morceau de rap de Dr Dre lors du chapitre des années soixante, montrant la réussite matérielle d’Aznavour (limousine, grande propriété, piscine) qui fera peut-être bondir ses fans du troisième âge, alors qu’il s’agit en fait d’un clin d’oeil à son amour revendiqué du rap, pour lui, expression authentique d’une poésie singulière.
Le film étant de manière compréhensible à visée hagiographique, il met en valeur les aspects positifs d’Aznavour (sa capacité incroyable de travail et d’assimilation, la génèse de Comme ils disent, admirable chanson où pour la première fois l’homosexualité est traitée avec sérieux et de manière poignante, bien avant le trouble dans le genre énoncé par Mylène Farmer dans Sans contrefaçon) et gomme soigneusement ce qui pourrait fâcher (les motivations de la mort de son fils naturel Patrick, les chansons foncièrement graveleuses ou misogynes, Après l’amour ou Tu te laisses aller, exclues de la bande-son, la rapacité du personnage et son avidité à gagner de l’argent, ses convictions politiques assez peu consensuelles). Ce qui gêne le plus demeure en fait la superficialité du récit, en dépit des 2h13 de film, car seuls Pierre Roche et Edith Piaf existent réellement à l’écran, contrairement aux autres personnages qui n’ont souvent droit qu’à des caméos de quelques secondes (Truffaut, Sinatra, etc.). Le film se termine un peu après la mort de son fils, lorsque Aznavour a atteint son principal défi, avoir le même niveau de rémunération que Sinatra, et on a alors malheureusement l’impression que le film ne fait presque que commencer, tant il passe sous silence les cinquante années qui suivent,
Pourtant, étrangement, en dépit de tous les défauts que nous venons d’analyser, quelque chose passe indubitablement d’Aznavour au spectateur : la manière dont il a compris auprès de Piaf que seul un travail acharné lui permettrait de sortir des années de vache enragée, son perfectionnisme, sa volonté de progresser dans tous les domaines, son art de se lancer des défis impossibles, sa résilience extraordinaire, sa manière de passer outre tous les obstacles et toutes les injures plus ou moins racistes et discriminantes, se faisant traiter de nabot et de Quasimodo sur scène, etc. Peut-être l’effet-clip de diffuser à plein volume sonore sur grand écran les meilleurs titres d’Aznavour a également pour conséquence de rendre le film particulièrement indissociable de ses chansons, et efface ainsi par miracle les nombreuses imperfections signalées. La bonne volonté des metteurs en scène et l’engagement de Tahar Rahim qui interprète vocalement certains titres, – quasiment sans qu’il soit possible de s’en rendre compte, à la manière de Joaquin Phoenix chantant du Johnny Cash dans Walk the line, – ne sont pas véritablement à mettre en cause. Par conséquent, en dépit de la superficialité de l’approche et des raccourcis hagiographiques, en tant que divertissement et hommage grand public, Monsieur Aznavour remplit son office, dans les limites de l’exercice.
RÉALISATEUR : Grand Corps Malade et Mehdi Idir NATIONALITÉ : française GENRE : biopic, drame, musical AVEC : Tahar Rahim, Bastien Bouillon, Marie-Julie Baup DURÉE : 2h13 DISTRIBUTEUR : Pathé Films SORTIE LE 23 octobre 2024