Milla : une journée radieuse comme les autres

Il se passe quelque chose du côté de l’Australie. Au récent compteur, ce pays affiche trois films réussis, (The Nightingale de Jennifer Kent, Relic de Natalie Erika James et donc Milla de Shannon Murphy), tous trois signés par des femmes, certains lorgnant vers le film de genre. Passé avec succès par la Mostra de Venise en 2019 puis à l’Etrange Festival en 2020, Milla de Shannon Murphy devait sortir en avril 2020, ce qui l’aurait consacré comme l’un des meilleurs premiers films de l’année mais la pandémie en décida autrement. Il serait vraiment dommage de passer à côté d’un aussi beau film, pavane pour une adolescente presque défunte, qui se permet de tutoyer la mort, avec franchise, pudeur et courage, en parlant des petites et précieuses choses de la vie.

Milla, jeune adolescente de 15 ans, violoniste, rencontre sur un quai de gare Moses un jeune désaxé, ne faisant rien de sa vie et touchant à la drogue. Elle en tombe amoureuse et le présente à ses parents. Mais Milla n’est pas exactement une jeune fille comme les autres…

Milla ressemble à un conte coloré et lumineux, énergique et électrique, prônant l’amour de la vie, en même temps que la rage et la fureur de vivre, ainsi que l’attention bienveillante aux choses.

Une dent de lait tombe dans un verre d’eau, créant un petit nuage de sang. C’est le premier plan du film qui donne son titre original à l’oeuvre de Shannon Murphy, Babyteeth. On ne découvrira que dans les dix dernières minutes du film les raisons de ce plan : une jeune fille essaie de devenir adulte, en dépit de l’affection un peu trop étouffante de ses parents, la chute de cette dent de lait à quinze ans symbolisant le passage à l’âge adulte. Rebaptisé Milla du prénom de son héroïne, le film de Shannon Murphy se concentre sur les états d’âme d’une adolescente condamnée par une grave maladie, qui va profiter de la vie avec intensité et électricité, pour ne pas regretter d’avoir vécu. Enoncé de cette manière, on pourrait s’attendre à un mélo insoutenable de mièvrerie. Or Milla ressemble plutôt à un conte coloré et lumineux, énergique et électrique, prônant l’amour de la vie, en même temps que la rage et la fureur de vivre, ainsi que l’attention bienveillante aux choses.

Chapitré en dix-neuf parties (Une journée radieuse comme les autres, Insomnie, Les spaghettis de Moses, etc.), le film égrène dans chacun de ses chapitres un épisode différent de la vie de Milla, de sa famille ou de son amoureux. Certains sont très étendus (Tout le monde était invité, Romance), d’autres très courts (Ce que les morts ont dit à Milla), ce qui crée une dynamique imprévisible, les titres représentant parfois le contraire du contenu du chapitre. On peut penser à Jane Campion via sa productrice attitrée, Jan Chapman, présente ici, en particulier à Sweetie, sur le thème de la famille dysfonctionnelle. Pourtant, dans sa manière de filmer, volontairement instable, dérogeant à la sacro-sainte règle du beau cadre, Shannon Murphy fait davantage penser à Lars Von Trier ou John Cassavetes : capter par une caméra intuitive de l’humain, des morceaux de vie. Ce qui peut rapprocher également Milla de Love Streams de John Cassavetes, c’est qu’il s’agit au départ d’une pièce de théâtre, ce qui, au vu du résultat, semble impossible à concevoir, une pièce écrite et adaptée au cinéma par Rita Kalnejais. On notera d’ailleurs au passage que Milla est le résultat d’une équipe en grande partie féminine : Shannon Murphy (réalisatrice), Rita Kaljenais (scénariste), Jan Chapman (productrice), Amanda Brown (musicienne).

Ce que Milla montre, c’est une humanité cabossée, brinquebalante, qui essaie tant bien que mal d’aller de l’avant : un psy qui éprouve la tentation de tromper sa femme et finit par se droguer à la morphine, une épouse ex-pianiste qui a abandonné sa carrière, un chômeur en rupture familiale qui s’intègre à une autre famille, etc. Des gens imparfaits, maladroits, souvent de bonne volonté, qui font de leur mieux mais ne peuvent faire autrement que se blesser l’un l’autre. Au milieu de tout cela, se trouvent la jeune fille et la mort. Une jeune fille qui va tenter de vivre sa vie au maximum de ses possibilités, afin de les épuiser, puis essayer d’apprivoiser la mort, afin de se réconcilier avec la vie. Dans ce rôle écrasant, Eliza Scanlen (Sharp objects, Les Filles du docteur March), étincelle de la lueur des astres presque morts qui sont sur le point de s’écraser quelque part. Toby Wallace en jeune désoeuvré, Ben Mendelsohn en père dépassé par les événements, ainsi que Essie Davis (Mister Babadook) en mère poule, débordante d’affection, complètent idéalement la distribution. Il ne faut donc manquer Milla sous aucun prétexte si vous voulez découvrir la plus belle séquence vue au cinéma depuis très longtemps, le chapitre simplement dénommé La Plage, chapitre qui ressuscite les morts et figent les vivants à travers un appareil photo, parfaite métaphore du processus cinématographique, et où vous entendrez la phrase la plus mémorable prononcée ces derniers temps à la fin d’un film, reliant le destin individuel et l’infini du cosmos, la mort et la nature : « je serai heureuse de faire partie d’un ciel aussi beau » signifiant que la disparition ne constitue pas un renoncement mais peut être un accomplissement.

4.5

RÉALISATEUR : Shannon Murphy
NATIONALITÉ : australienne
AVEC : Eliza Scanlen, Toby Wallace, Essie Davis, Ben Mendelsohn
GENRE : Drame
DURÉE : 1h58
DISTRIBUTEUR : Memento Distribution
SORTIE LE 28 juillet 2021