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Mi Bestia : Mâle luné

La figure de l’adolescent est prépondérante dans les dernières œuvres colombiennes diffusées sur les écrans français. Dans Monos, les adolescents armés formaient un groupe militaire aux activités mystérieuses, dans Los Reyes del mundo ils composaient une bande de copains lancée à l’aventure pour la quête de leur avenir, dans L’Eden on suivait un garçon de campagne incarcéré dans un centre expérimental pour mineurs au cœur de la forêt tropicale. Ici et là, les jeunes, la plupart du temps des garçons, sont soit armés, soit incarcérés, soit en fuite, soit les trois à la suite. Habituée des festivals avec les sélections de plusieurs de ses courts-métrages, l’artiste vidéaste et réalisatrice Camila Beltrán propose avec son premier long-métrage Mi Bestia, sélectionné à l’Acid, un autre récit, là aussi à hauteur d’enfant voire d’adolescent mais conjugué au féminin dans une ambiance colombienne sauvage. 

Dans les années 90, à Bogotá, la population colombienne s’apprête à l’arrivée imminente du diable, annoncée à tout-va à la télévision, lors de la prochaine éclipse lunaire. Si la panique bouleverse l’ambiance générale, la prophétie affecte également Mila, 13 ans, qui voit son corps vivre une mutation. 

Mi Bestia c’est, dans une culture héritière de l’œuvre de Gabriel Garcia Marquez, un foisonnement colombien qui est lié à son territoire, à la nature et à son abondance qui permettent, à un moment ou un autre, que des choses magiques se produisent.

Un des premiers films expérimentaux de Camila Beltrán s’intitule Le Soleil brille. À quelques détails près, c’est ainsi que s’ouvre Mi Bestia, avec un plan fixe sur la nature et le lever du jour qui pétille de lumière. Un cri de la vie qui s’étend sur les eaux et les forêts. Pourtant, c’est dans la nuit que l’empreinte de Mi Bestia se révèle, territoire des histoires surréalistes qu’affectionne la cinéaste. Son cadre : 1996, à quelques jours de la Lunada, une fête en plein air attendue lorsque la lune est pleine. De concert, la religion qui donne l’éducation à Mila (Stella Martinez) et à ses camarades de classe, et la télévision, deux seins auxquels les yeux et les oreilles se biberonnent, annoncent que l’éclipse lunaire s’accompagnera de l’arrivée du Diable et d’un antéchrist qui s’emparera du corps des enfants. Pères et mères, attention à votre progéniture ! À cette paranoïa générale, les informations télévisuelles annoncent des disparitions constantes de jeunes filles dans le sud de Bogotá. Là-bas, en ces temps-là, il ne fait pas bon être une petite fille. Encore moins lorsque Mila se retrouve souvent seule, négligée par sa mère prise par son métier éprouvant à l’hôpital et son nouvel amant, David, chez qui elle passe une partie de son temps. Encore moins lorsque ce nouveau beau-père improvisé dégage une attitude gênante, pleine de regards vicieux dirigés vers les cuisses de Mila dans l’habitacle de sa caisse rouge. L’homme est violent, insultant, intrusif. Il surgit par surprise, toujours au volant de sa voiture et la caméra – ou le regard de Mila ? – semble éprouver des difficultés à situer sa présence, à définir ses traits, ses intentions. Si la menace semble extérieure, venant de la géographie des astres, l’arrivée du démon peut également se situer à l’intérieur des maisons, au creux des familles, non loin des jeunes filles.

Mi Bestia traite de ces légendes sud-américaines dans lesquelles “les récits sont toujours très ciblés autour des femmes. Dans cet imaginaire, il y a toujours un méchant pour lequel la femme est une proie. C’est quelque chose dont je voulais parler, car ce sont des influences que l’on reçoit durant l’enfance.” dit Camila Beltrán. Ici, l’homme est un mâle luné : il est un nouveau compagnon qui a des vues sur Mila ; il est un agresseur sexuel dans le récit de la nourrice ; il est un père qui, interrogé à la télévision sur la disparition de sa fille, culpabilise cette dernière disparue tandis qu’on apprend qu’une dispute a précédé sa disparition-enlèvement-fugue-mort.

L’adulte repousse, le garçon attire. Un camarade d’école intéresse Mila qui est en âge de vivre ses premiers émois. À la télévision encore, elle regarde un homme et une femme s’embrasser. S’enchaîne une question à sa nourrice : « comment était ton premier baiser ? » Nourrice qui, comme la mère, peut s’avérer négligente avec Mila, souvent plus occupée à forniquer avec un garçon lors de scènes érotiques. Un matin, Mila se réveille dans la sueur et dans le sang. Elle a eu ses règles. Sa mère lui dit que c’est “une révolution hormonale”. Mila lui dira à plusieurs reprises “Toi, tu comprends rien.” Cette transformation, cette bête en elle, c’est ça et autre chose à la fois. C’est, dans une culture héritière de l’œuvre de Gabriel Garcia Marquez, un foisonnement colombien qui est lié à son territoire, à la nature et à son abondance qui permettent, à un moment ou un autre, que des choses magiques se produisent. Ainsi, c’est une relation avec le monde sauvage, avec une forêt dangereuse et protectrice. C’est une connexion avec les animaux – un oiseau qui disparaît parce qu’ils “pressentent le mal”, des chiens enfermés dans une cage, le regard d’un hibou qui était considéré par le passé comme un sorcier. 

Il m’arrive des choses étranges.” dit Mila à sa nourrice qui dort. À mesure que l’éclipse s’approche, Mila se transforme. D’abord, ses yeux prennent la couleur de ceux d’un guépard quand elle croise l’amant de sa mère dans la cuisine. Enfin, la transformation finale est faite d’un montage original où le bricolage d’effets spéciaux rend à l’ensemble un goût détonnant. Une transformation dragonballesque. Elle se coupe les cheveux courts, s’habille en robe, dépose du rouge sur ses lèvres, des poils lui recouvrent la peau, des branches lui poussent dans le dos, les chiens se sauvent, la musique s’active. 

C’est la prouesse de Mi Bestia que de parvenir à créer une ambiance où la puberté devient le territoire de l’émancipation et de la connexion à des récits où le sauvage, le végétal et le monde animal s’imbriquent pour former un tout lumineux et harmonieux imprégné de mystères. “Les gens pensent que tout doit être expliqué avec des mots, mais ce n’est pas ainsi.” dit un personnage. C’est exactement à ça que s’évertue Mi Bestia qui n’occulte jamais le pouvoir des outils du cinéma. Les personnages baignent dans les couleurs vives et primaires par la déambulation d’une caméra qui se situe toujours à proximité de Mila. Ces plans rapprochés permettent d’entrapercevoir, de ressentir l’appréhension de son monde. Un Monde, c’est justement ainsi que s’intitulait le film de Laura Wandel qui suivait le quotidien d’une jeune fille, harcelée dans son école. Par ce procédé clos, en immersion, l’un comme l’autre préfère la réduction d’une ouverture, d’un dévoilement, d’une situation plus globale pour coller au ressenti de leur personnage. Chez Mila, la transformation est interne. Le monde change peu, elle éclot. C’est un choix qui, malheureusement, manque littéralement et métaphoriquement de profondeur et ternit légèrement ce film chargé de tentatives formelles où le symbolisme tient sa juste place.  

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RÉALISATRICE : Camila Beltrán
NATIONALITÉ : Colombie
GENRE : Drame
AVEC : Stella Martinez, Mallerly Murillo, Héctor Sánchez
DURÉE : 1h16
DISTRIBUTEUR : New Story
SORTIE LE 4 septembre 2024