Memory : recoller les morceaux

C’est l’histoire de Sylvia, que nous découvrons dès la première séquence du film assister à une réunion des Alcooliques Anonymes, – gros plans sur le visage des participants attestant du sentiment d’union qui les rassemble malgré leurs parcours différents -, qui fête l’anniversaire de ses 13 ans de sobriété, c’est-à-dire l’âge de sa fille elle-même. Sylvia travaille dans un centre d’accueil pour adultes; elle a donc cette sensibilité à la misère sociale et personnelle des gens qui n’est pas sans importance dans le rapprochement qui va s’effectuer plus tard entre elle et Saul. Toujours la nuit, elle se rend à une réunion d’anciens élèves de lycée où, prostrée sur sa chaise pendant qu’en arrière-plan ses camarades dansent et s’amusent enivrés par l’alcool, elle se morfond. Mais voici qu’un homme s’assied à côté d’elle, se tournant vers elle en la regardant avec insistance. Mal à l’aise, la jeune femme décide de quitter la soirée. On la suit sur son parcours de retour avec toujours en fond l’homme qui la suit, apparaissant au détour d’une rue, sur le quai du métro et jusque devant chez elle, menace floue qui apparente la séquence à une scène de thriller. Renversement de situation, à l’aube elle le retrouve en bas de son immeuble, allongé hébété parmi les détritus dans une situation de faiblesse qui tranche avec le danger qu’il semblait représenter dans la séquence précédente.

Il s’appelle Saul. Et c’est décidant de le retrouver chez lui ou plus exactement chez son frère qu’elle se rendra compte qu’il souffre d’une forme de démence qui altère sa mémoire immédiate. C’est l’histoire de la rencontre de deux vies brisées que nous narre le film. L’alcoolisme précoce de Sylvia n’est pas sans rapport avec les abus sexuels dont elle a souffert dans son enfance et on sent une faille psychologique dans sa personnalité que traduit son attitude tremblante – car oui, Sylvia tremble pour sa fille qu’elle chérit plus que tout au monde, allant jusqu’à la surprotéger mais elle tremble aussi pour elle-même, comme le traduit le geste obsessionnel qu’elle a de fermer à double voire à triple tour sa porte pour empêcher le monde extérieur d’y entrer: elle va jusqu’à hésiter à faire entrer un réparateur chez elle parce que c’est un homme. L’actrice Jessica Chastain réussit à merveille à retranscrire le sentiment d’angoisse de son personnage. Quant à Saul, qui a perdu sa femme bien des années plus tôt, il vit enfermé chez son frère qui lui interdit d’ailleurs de sortir de son appartement, déambulant en robe de chambre d’une pièce à l’autre.

C’est l’histoire de la rencontre de deux vies brisées que nous narre le film.

Il s’agit donc a priori d’un amour impossible entre deux êtres cabossés dont la charge émotionnelle respective pourrait sembler constituer un poids trop lourd à porter en commun pour un couple. Qui pour s’appuyer sur l’autre? Qui pour servir de tuteur? En fait, le film nous démontre comment deux êtres fragiles parviennent à coexister et à s’unir, s’aidant réciproquement l’un l’autre. En effet, il s’agit d’un long apprivoisement entre les deux êtres qui va s’effectuer au gré des rencontres: Sylvia décide de s’occuper contre rétribution de Saul, puis de mettre fin à son contrat avant de finalement inviter ce dernier chez elle. Valse-hésitation qui traduit les atermoiements d’un cœur encore effarouché par son expérience traumatique. Peu de mots, des gestes surtout, tendres et une rengaine qui semble unir les deux personnages par-delà la distance: toujours le titre fameux de 1967 du groupe anglais Procol Harum A Whiter Shade of Pale.

Les deux personnages sont d’abord filmés alternativement chacun de leur côté pour apparaître progressivement de plus en plus ensemble dans le même cadre. Et si un climat de tension latent ou explicite sous-tend leurs premières rencontres, l’étrangeté, voire l’hostilité, fait bientôt place à des comportements qui s’apparentent à ceux d’un couple, comme celui d’aller tous les deux chercher la fille de Sylvia à la sortie de son école. Mais ils devront faire face à l’opposition du frère de Saul qui entend toujours considérer celui-ci comme un irresponsable incapable de se passer de son aide et donc comme folie pour ce dernier de se séparer de lui, animosité qu’il manifeste clairement à l’encontre de Sylvia qui n’en peut mais. D’un autre côté, sa mère cherche à faire culpabiliser Sylvia de vouloir refaire sa vie avec un déglingué tel que Saul. Le rythme lent et progressif du film entraîne certaines longueurs mais ces dernières ne sont que la conséquence d’une évolution nécessaire des sentiments chez les personnages. Sentiment de libération de plus en plus fort qui atteint son apogée lorsque la vérité explose, séquence qui représente l’acmé du drame : les soins attentifs de son frère ne font finalement que maintenir Saul dans une prison, et la mère de Sylvia s’enferme dans le mensonge – et le beau-frère d’empêcher continuellement que tout sujet difficile soit abordé au sein de son foyer – jusqu’à ce que cette dernière, excédée, décide de tout dévoiler devant la famille réunie. Libération définitive de la vérité qui coïncide avec le triomphe de l’amour qui voit se reconstituer deux personnalités fragilisées par la vie et que tout concourrait à croire perdues.

3.5

RÉALISATEUR : Michel Franco
NATIONALITÉ :  Etats-Unis, Mexique, Chili
GENRE : Drame, Romance
AVEC : Jessica Chastain, Peter Sargaarsd, Brooke Timber
DURÉE : 1h43
DISTRIBUTEUR : Metropolitan FilmExport
SORTIE LE 29 mai 2024