Mauvaises filles : de (si) beaux soleils intérieurs…

C’est très proche d’une caméra qui fait disparaître sa réalisatrice, dans un lent travelling qui s’attache aux détails des décombres, dans toute leur beauté résiduelle, que l’on entre dans les ruines d’une maison de correction : elles ont été nombreuses, en France et dans le monde, à avoir existé jusqu’à la fin des années 70 et c’est ici, l’une d’entre elles, à Bourges, anciennement dirigée par la congrégation de Notre Dame de la Charité-du-Bon-Pasteur (!). La première a été fondée à Angers au milieu du XIXe siècle avant qu’elles ne se reproduisent comme des petits pains maudits au Mans, à Nancy, Limoges, Annonay, Dôle, Loos, Reims ou Marseille pour ne citer déjà que celles qui ont été dénoncées, dans le temps. En effet, alors que ces lieux, d’obédience religieuse, auraient pu être des lieux d’accueil, de soutien et d’éducation des enfants, des filles, abandonnées par leur famille, placées par l’État après une juridiction, perdues, esseulées ou filles-mères, ils sont devenus les lieux par excellence de la maltraitance. Émérance Dubas vient s’intéresser, dans un documentaire bouleversant, son premier long métrage, à celles qu’on a qualifiées de « Mauvaises filles », maîtrisant son sujet, après de nombreuses recherches, une curiosité d’archiviste, ayant ménagé des liens directs avec ces victimes, telles des survivantes venues témoigner que l’enfer c’était bien les autres…

Un documentaire court mais d’une grande maîtrise à vouloir dire ce que signifie vraiment d’avoir vécu son adolescence dans les maisons du Bon Pasteur…

Édith, Michèle, Éveline et Fabienne sont les quatre héroïnes de ce film de mémoire, placées en maison de correction enfants (à 11 ans) ou adolescentes. C’est tour à tour en hors-champ à travers une voix off (celle d’Édith) presque restée enfantine, aiguë et perçante, que l’on pénètre à la fois les hauts lieux de la congrégation et le lieu de l’intimité de femmes, qui, pour certaines, s’expriment pour la première fois. Entre description et narration, c’est une découverte précise des lieux qui se rappelle aux souvenirs des personnages : coin des préservées ou des pénitentes correspondant à différents espaces dits « séparés » ou « divisés », selon la catégorie de vilaines à laquelle elles appartiennent, dortoirs immenses, cachots ou un espace de visite réduit par la présence d’un soupirail, sans contact possible, ici le choix qui est offert aux filles se situe entre l’isolement de par la situation de la maison, un sentiment d’emprisonnement à cause des barreaux, l’obligation de vivre dans la promiscuité à plus de quarante par nuits, l’endurance physique face aux séances de bastonnade chacune à son tour si une soi-disant bêtise faite n’a été dénoncée par personne, à quoi s’ajoutent le manque d’hygiène, la malnutrition, la confiscation des courriers et des injustices en tout genre. La maltraitance, généralisée, est ponctuée quant à elle par les diverses messes tout au long de la journée. Durant tout le récit, et malgré leur hors-champ, c’est ainsi la présence de ces sœurs, sans aucune compassion ni bonté, qui renaît de leurs cendres à travers les mots des narratrices : terrorisant. Petit à petit, chacune à leur tour, les femmes viennent exprimer ce qui les a le plus marquées, des violences dignes des romans d’adolescents tels les Poil de Carotte (J. Renard) ou Vipère au poing (H. Bazin) d’un XIXe siècle barbare, la protection de l’enfance n’existait pas encore…

Donner à voir la maltraitance, par le hors-champ visuel, sonore, et historique, est la grande réussite du film !

C’est d’abord au tour d’Éveline, jolie mamie ronde aux pommettes rosées, placée à l’Assistance Publique enfant – après que sa mère fut devenue folle parce qu’on avait dégenré une de ses filles à la naissance en fils –, violée plusieurs fois par un voisin sous le prétexte de sa venue lorsque ses poules couvaient, de raconter son histoire, elle a gardé toute sa douce impertinence. On la verra retourner sur les lieux avec une autre victime, devant les grilles d’un domaine devenu fantomatique, demander à consulter son dossier jamais recherché, et poser sur sa table garnie d’une jolie nappe en coton blanc avec ses dentelles pastel une photo d’elle en noir et blanc, enfant, alors qu’elle ne pouvait imaginer ce qui serait son sort, ni les mensonges juridiques sur la situation de sa mère et son souci de la récupérer malgré tout… Éveline a la corpulence solide et le moral d’une battante, pourtant on entend tout ce qu’elle a enduré, et ses premiers pleurs – qu’elle avait pourtant bien contenus exprime-t-elle – lors de l’aveu public à l’image d’Émérance Dubas, sont d’une terrible émotion. À la maison de correction, ils s’étaient bien gardé de lui remettre un colis d’habits reçus de la part de sa mère et offerts à une autre, sans doute considérée comme plus obéissante… Une image, à la manière d’une réadaptation de sa propre vie, montrera Éveline peignant une petite fille, dans un trait naïf, entourée de couleurs et de nature, libre…

Dans un autre genre, Michèle, petite dame aux cheveux gris, l’air assuré et à la fois coquin, est accompagnée de sa petite fille qui découvre avec nous les conditions de vie extrêmes de sa grand-mère : récit, relecture de lettres à la manière d’un journal intime, c’est la libération de la parole et les secrets partagés entre deux générations. La transmission témoigne, froidement, de situations inoubliables pour Michèle qui regardait au loin des barreaux de la fenêtre au-dessus de son lit passer des trains, synonymes de la possibilité d’une projection dans l’ailleurs. Dans cet air irrespirable, les odeurs de fumée d’ouvriers devenaient alors respirables… dira-t-elle. Souvent punie pour sa prétendue insolence, Michèle avoue avoir été capable de boire de l’eau des toilettes pour éviter la déshydratation comme elle a honte, dans le temps et la prise de conscience, éloignée des notions de crime et châtiment, d’avoir dénoncée une collègue qui se disait homosexuelle. C’est toujours à sa petite-fille qu’elle confie ce qu’elle a été et ce qu’elle est, et c’est le croisement de ces temporalités qui permet l’expression et le portrait d’une femme restée entière, et qu’on verra entourée de sa fille et de plusieurs de ses petites filles dans un tableau final de famille : émouvant, et belle démonstration d’une émancipation, pour elle, rescapée, pour elles, à écouter…

On voit Fabienne avant de l’entendre, puis c’est en voix off qu’elle nous livre d’abord quelques éléments éparpillés qui lui reviennent à l’esprit, sous couvert de la présence d’une réalisatrice qui continue de s’effacer pour laisser à ces femmes le champ.chant libre. Elle est filmée chez elle, regard vers l’horizon et les arbres qu’autorise la vue de ses fenêtres, ou assise à sa table de salle à manger, devant un piano blanc. Fabienne est plutôt rousse frisée, apprêtée et féminine, affichant une énergie qu’elle dit être née de toutes les sales expériences vécues. Partant de sa tentative de fugue et de son emprisonnement dans le « mitard » de nombreux mois, sa sortie de la maison de correction ne lui offrira pas dans les premiers temps de renouer avec la vie. Les premières rencontres sont celles de proxénètes issus de la restauration qui l’amènent vers la prostitution, les viols en série et un avortement clandestin à 18 ans dont elle réchappe dans sa chambre de bonne parisienne… Horreur. Comment se reconstruire, continuer d’y croire, et surtout à la vie ? Le témoignage et la voix d’Édith, la seule à ne pouvoir se montrer à l’image, traverse les 1H11 et nous fait partager d’autres souvenirs encore, reliés aux lieux, à des émotions censurées ou perdues, à des visions : la narratrice fonctionne ainsi à la manière aussi d’un guide aidant à faire se redresser ou s’ouvrir des portes restés fermées (depuis leur fermeture), autrement que pour rappeler la souffrance… et du côté d’une forme de résilience, aussi invisible soit-elle.

À travers le témoignage de ces quatre femmes, qu’on a comptées bien plus nombreuses à avoir été placées dans ces enfers chrétiens, émerge l’idée d’une violence bien plus sourde faite aux femmes tout au long des siècles…

La particularité de Mauvaises filles consiste d’abord en ce choix de l’effacement d’Émérance Dubas comme en miroir de celui vécu par les personnages durant leur adolescence mais aussi leur vie adulte, à supporter l’insupportable, à garder le secret et à vivre avec leur sombre fardeau, mais le documentaire a surtout une vocation thérapeutique. Car au-delà de toute problématique liée à la violence subie, et alors que les quatre femmes sont restées en vie, se posent bien d’autres questions que l’on entend par endroits à travers leurs témoignages : qu’est-ce que l’amour (qu’on n’a jamais reçu) ? comment bien aimer son enfant (lorsqu’on a été soi-même déconsidéré en tant qu’enfant) ? quel regard porter sur soi, âme et corps malmenés durant les années les plus importantes de l’entrée dans la vie ? quelle réparation attendre (aucune à part celle de la résilience), et quelle transmission s’autoriser ? Le film, qui parcourt les périodes à travers des images du magazine Marie-France (années 50), de photos d’archives issues de l’investigation de la réalisatrice ou de reportages télévisuels, récupère encore un caractère universaliste par sa traversée des temporalités, des générations, des sentiments et son souci de ne pas porter accusation. En effet, si ce sont bien des sœurs dites spirituelles qui ont mal œuvré vis-à-vis de femmes avec lesquelles elles auraient pourtant pu envisager une relation de sororité humaine, c’est plutôt un système, ancré depuis le Pape Grégoire XVI, et une histoire des mentalités qui sont à reconstruire voire à re.considérer. C’est seulement en 1945 en France que ceux qui en ont le pouvoir envisagent de distinguer les catégories d’éducation (maison de redressement, administration pénitentiaire), et à partir des années 90 que sont créés de véritables centres d’éducation ou de rééducation. Aujourd’hui, c’est une femme qui rend hommage à d’autres qu’elle semble considérer comme des résistantes, parce quoi oui, à la manière des herbes, mauvaises, mais résistantes comme cette nature qu’on tente de détruire, mais que la qualité intrinsèque permet de durer. Il faut aller voir ce film, pour honorer celles, qui, au passé, ont souffert et résisté, et pour honorer celles, au présent, capables de transmettre leur vérité.

4.5

RÉALISATEUR : Émérance Dubas    
NATIONALITÉ : France
GENRE : documentaire 
AVEC : Édith, Michèle, Éveline et Fabienne
DURÉE : 1h11
DISTRIBUTEUR : Arizona Distribution
SORTIE LE 23 novembre 2022