Quand la réalité dépasse la fiction, il est parfois permis de se demander comment l’adapter au cinéma. C’est sans doute la question qui s’est posée à Aitor Arregi et Jon Garaño, lorsqu’ils se sont retrouvés confrontés à l’un des plus grands faits divers de l’histoire de l’Espagne contemporaine. Ils ont d’ailleurs grandement hésité, pensant au départ réaliser un documentaire à partir d’une centaine d’heure de rushes d’interview de la personne concernée, le fameux Enric Marco. Puis heureusement, ce dernier s’est ravisé et il ne restait plus dès lors à nos deux cinéastes que l’ultime solution de la fiction. Après réflexion, le documentaire eût été extraordinaire mais la fiction qui en est issue l’est peut-être encore davantage, nous entraînant brillamment dans les dédales de la vérité et du mensonge, de la mystification et de l’illusion, de l’obstination et du romanesque.
Enric Marco est le président de l’association des victimes espagnoles de l’Holocauste. À l’approche d’une commémoration, un historien conteste son passé d’ancien déporté. Marco se bat alors pour maintenir sa version alors que les preuves contre lui s’accumulent…
Ce film nous entraîne brillamment dans les dédales de la vérité et du mensonge, de la mystification et de l’illusion, de l’obstination et du romanesque.
Au début du film, un clap apparaît, montrant d’emblée qu’on se situe dans une réalité recréée. Les frontières entre fiction et documentaire se brouillent comme dans un certain nombre de films récents. En Allemagne, en février 1999, un dénommé Enric Marco, accompagné de sa femme, essaie de trouver un document officiel établissant la preuve de sa présence dans le camp de concentration de Flossenburg. Une fin de non-recevoir lui est opposée par le responsable administratif des archives de la ville. Cinq années plus tard, il semble pourtant avoir réussi : il effectue une tournée des lycées pour diffuser le devoir de mémoire auprès des jeunes consciences. Par ce travail de construction scénaristique et de montage subtil, les réalisateurs désignent le fossé entre ces deux dates, où une mystification ou un secret a pu naître.
Très vite, au bout d’une quarantaine de minutes, Aitor Arregi et Jon Garaño ne jouent pas la carte du suspense. Il ne s’agit pas tant de savoir si Enric Marco dit vrai mais d’interroger ses motivations profondes, de savoir pourquoi il s’acharne à proposer sa version des faits, si différente de la réalité historique. Face à Enric Marco qui a fait de sa prétendue histoire un véritable fonds de commerce, parvenant même à devenir président de l’association des victimes espagnoles de l’Holocauste, grâce à son bagout et ses incontestables dons oratoires, on se retrouve en fait face à un cas pathologique de mensonge, comparable à celui d’un Jean-Claude Romand. Issue de la mythomanie, d’un talent indéniable pour l’imposture, et d’un goût ineffable pour l’Histoire et le romanesque, la version d’Enric Marco lui donne l’impression d’exister et remplit un vide métaphysique qui serait, sans cela, absolument vertigineux.
C’est ce que les réalisateurs de Marco, l’énigme d’une vie, saisissent en jouant sur un va-et-vient temporel entre le moment où Enric Marco semble chercher des preuves administratives de son passage à Flossenburg, et celui où, régulièrement pourchassé par un historien, Benito Bermejo ,il essaie d’échapper à son destin, en fuyant la confrontation avec ce dernier. Entre les deux, se trouvent les instants où, comme dans L’Homme qui tua Liberty Valance, Marco s’aperçoit que « si la légende est plus belle que la vérité, il faut imprimer la légende. ». Sa vie est devenue un roman qu’il a inventé et en lequel il croit bien davantage que la réalité. En témoigne son intervention d’un culot monstrueux, dans une rencontre avec un journaliste, biographe de sa vie, qu’il traite publiquement d’imposteur. En témoigne aussi son ultime rencontre avec Benito Bermejo où il lui propose d’écrire un bouquin sur son parcours, lui apportant de soi-disant preuves de son passage à Flossenburg, non en tant que déporté mais prisonnier. Devant le refus persistant de Bermejo qui se réfugie devant sa condition d’historien, pour ne pas raconter cette histoire douteuse, Marco finit par affirmer, pathétique et pitoyable, « de ce mensonge, vous pourrez sans doute tirer une vérité« .
Excellement réalisé, dans un style classique, Marco, l’énigme d’une vie, aurait sans doute mérité de figurer aux Oscars, où l’acteur principal, Eduard Fernandez, lauréat du Goya du meilleur comédien, n’aurait pas déparé à côté des autres nommés pour le meilleur acteur. Immensément drôle, parfois insupportable, souvent émouvant, il incarne dans le sens le plus fort du terme la figure d’Enric Marco, au point de nous hanter lorsque notre imagination vient à effleurer la possibilité d’un mensonge insonsable. Humain, trop humain.
RÉALISATEUR : Aitor Arregi, Jon Garaño NATIONALITÉ : espagnole GENRE : biopic, drame AVEC : Eduard Fernández, Nathalie Poza, Chani Martín DURÉE : 1h41 DISTRIBUTEUR : Epicentre Films SORTIE LE 14 mai 2025