Mandibules : touche pas à la mouche

Quentin Dupieux poursuit tranquillement son petit bonhomme de chemin dans le cinéma français, au rythme serein d’un film par an depuis 2018. Par un don de prescience étonnant, il s’est même payé le luxe de réunir en 2019 dans Le Daim les deux acteurs représentant les univers les plus diamétralement opposés du cinéma français, ce que l’on a pu constater à la mémorable cérémonie des César 2020, Adèle Haenel et Jean Dujardin. Loin de vouloir rééditer cette affiche prestigieuse, Dupieux a préféré repartir vers les bases de sa passion du cinéma : son attachement jamais démenti aux acteurs comiques (le duo du Palmashow après Eric et Ramzy dans Steak), un prétexte légèrement horrifique et la description hilarante de la bêtise en marche.

Dans le Sud de la France, deux glandeurs en manque d’argent, Manu et Jean-Gab, se font engager pour livrer une valise à un mystérieux Michel Michel, En recherchant une voiture à voler, ils tombent sur une mouche géante dans un coffre. A partir de là s’ensuivront des mésaventures picaresques et hilarantes…

Le tour de force de Mandibules est ainsi qu’il soit un film attractif et solaire, d’une drôlerie permanente, en ayant pourtant pour projet d’accompagner la bêtise de personnages qui se laissent dériver au gré du hasard et des circonstances.

Contrairement à la plupart de ses films précédents qui travaillaient particulièrement la mise en abyme (le tournage sans caméra de Nonfilm, le pneu tueur de Rubber observé de loin par une sorte de substitut de choeur antique, les dispositifs de Wrong et Réalité, la scène de théâtre d’Au poste, Dujardin se filmant dans sa veste en daim dans le film éponyme), cette fois-ci, Quentin Dupieux a choisi de faire un film complètement linéaire, apparemment au premier degré, solaire et inaltérablement optimiste. Dans Mandibules, Dupieux épure sa manière : des décors déjà assez désertés de ses précédents films, il ne reste plus grand’chose ; idem de la psychologie de ses personnages à l’électro-encéphalogramme désespérément plat, comme si Dupieux voulait aller jusqu’au bout de son projet de filmer une sorte d’aube (ou de crépuscule) de l’humanité régressive, en se penchant sur des glandeurs perdus dans une sorte de no man’s land. C’est globalement le même projet que Flaubert dans Bouvard et Pécuchet ou Bertrand Blier dans Les Valseuses (auquel on pense parfois durant la projection), observer la bêtise en action, mais ici, le duo du Palmashow n’a pas droit à la culture du tandem flaubertien ou au verbe flamboyant des protagonistes de Blier. Non, ici, Dupieux n’étant pas et ne cherchant pas à être un cinéaste verbal, Manu et Jean-Gab s’expriment de manière volontairement régressive et adulescente.

Néanmoins Dupieux n’adopte en aucune façon un point de vue surplombant qui pourrait nous amener à juger ses personnages. Nous nous trouvons au contraire de plain-pied avec eux, en parfaite empathie, en raison de leur gentillesse et leur ouverture aux autres. De plus, il eût été facile pour Dupieux de transformer cette mouche a priori sortie d’un film de Cronenberg, en un élément purement horrifique, il a préféré en faire une sorte d’animal de compagnie, qu’il faut protéger et cacher. Le tour de force de Mandibules est ainsi qu’il soit un film attractif et solaire, d’une drôlerie permanente, en ayant pourtant pour projet d’accompagner la bêtise de personnages qui se laissent dériver au gré du hasard et des circonstances. Ce n’est plus la réalité observée de l’extérieur par certains personnages, comme un aquarium flaubertien, mais une certaine réalité vécue au premier degré par des marginaux, déclassés ou handicapés (la formidable performance d’Adèle Exarchopoulos en simili-Greta Thunberg qui dit très fort des vérités que personne ne veut croire). Bienvenue donc alors dans le monde merveilleux de Quentin Dupieux, une réalité parallèle où des choses étranges peuvent survenir sans que cela ne choque (presque) personne, un monde où une mouche géante peut vivre dans un coffre de voiture, où des parasites sociaux rêvent de la dresser pour qu’elle puisse rapporter de l’argent, où une humanité infra-intellectuelle se trouve confrontée au degré zéro de l’animalité. On sent Dupieux sérieusement questionné par la problématique de ce que peut ressentir un animal ou du moins un infra-humain (cf. les vues subjectives des animaux ou objets qui parsèment ses films), ainsi que sa volonté de le confronter aux humains les plus dénués de toute intellectualité ou souffrant de handicap (l’incroyable et intense scène de confrontation entre Agnès et la mouche). La mouche, est-elle le reflet de la bêtise du tandem Manu/Jean-Gab ou au contraire une sorte de neutralité du regard (un énorme oeil-caméra qui n’aurait donc pas véritablement disparu du cinéma de Dupieux) qui permettrait de replacer leurs agissements dans un relativisme de bon aloi où le dérisoire le disputerait à la bienveillance? Mine de rien, sous ses allures de comédie picaresque et hilarante, Mandibules pose cette question, en finissant par s’incliner devant ce lien profondément humain, nonobstant toute cérébralité superfétatoire, qui se nomme amitié.

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RÉALISATEUR : Quentin Dupieux 
NATIONALITÉ : France
AVEC : Grégoire Ludig, David Marsais, Adèle Exarchopoulos, India Hair 
GENRE : Comédie
DURÉE : 1h17
DISTRIBUTEUR : Memento Films
SORTIE LE 19 mai 2021