Manderlay : la parabole du white savior

Après Dogville, Manderlay devait être le deuxième volet de la trilogie américaine de Lars von Trier ; il en a signé la fin prématurée. Immense échec au box-office américain comme européen, boudé par la critique, ce film qui se voulait subversif avait pourtant tout pour faire couler de l’encre. Disponible sur la plateforme d’Arte jusqu’au 31 décembre 2023, cette fable cinématographique sur l’Amérique post-esclavage n’en finit pas de déranger, à juste titre. On ne s’y replonge pas sans risque, tant les ambiguïtés sont nombreuses et enchevêtrées.

À travers huit chapitres programmatiques, une voix off nous emmène sur une plantation de coton où l’esclavage a perduré depuis des décennies, malgré son abolition. L’intrigue a beau se dérouler en Alabama en 1934, le décor minimaliste de théâtre instaure une atmosphère intemporelle. Arrêtée au hasard d’une route par une femme noire qui l’implore de l’aider, Grace, une jeune femme riche et blanche, découvre avec horreur qu’à Manderlay, l’esclavage se conjugue toujours au présent. Outrée, elle renverse l’ordre raciste, libère les esclaves noirs et envoie les anciens propriétaires blancs aux champs. Elle s’emploie alors à inculquer les idéaux égalitaires et l’autonomie à ses congénères fraîchement libérés. Mais les meilleures intentions suffisent-elles ?

Non sans ironie, Lars von Trier tombe dans le même piège qu’il tend à son héroïne, et finit par mettre les pieds dans le plat des clichés racistes.

Le sujet de l’émancipation vis-à-vis du racisme est universel, mais Lars von Trier choisit ici une porte d’entrée particulière, celle de la mise en esclavage des Noirs par les Blancs aux États-Unis. Derrière le dispositif épuré et la quasi absence de références au contexte se cache probablement une intention universaliste, qui ne gomme pas pour autant les plusieurs entorses que le film fait à la réalité historique. Cela pose notamment problème quand le réalisateur danois s’attaque à de prétendus préjugés politiquement corrects. Par exemple, il explore longuement la thèse selon laquelle les Noirs n’étaient pas « prêts » pour la liberté, alors que de très nombreux efforts avaient été réalisés à l’époque par d’anciens esclaves pour mettre en place un système politique qui garantisse une justice sociale et de classe. Au visionnage de Manderlay, il apparaît que la servitude des esclaves est plus volontaire – presque héréditaire – qu’imposée activement par leurs contemporains blancs. Dans un entretien accordé à Libération quelques mois après sa sortie, l’historien américain Andrew Diamond disait à ce sujet que «  les images les plus frappantes tournent autour de l’incapacité morale et intellectuelle des Noirs à entrer dans la sphère politique. C’est là où le film devient dangereux et tend à desservir l’héritage de ces luttes ». De même, le détournement du blackface laisse songeur quant à la (mé)connaissance de la symbolique qui l’entoure : Grace l’utilise pour humilier les Blancs de la plantation, alors qu’à l’époque cette pratique servait à tourner les Noirs en ridicule…

Évidemment, il s’agit d’une fiction, qui n’a donc pas de prétention documentaire ou généralisante. Mais la forme de la fable tend à universaliser les ressorts narratifs de ce récit. Évoluant sur un plateau blanc peuplé de quelques meubles seulement et où des traits tracés au sol font office de murs, les comédiens s’inscrivent dans un environnement transposable n’importe où. D’ailleurs, le film lui-même n’a pas été tourné aux États-Unis, mais dans un studio suédois. La voix off prophétique rajoute au déterminisme, elle fait de chaque personnage une marionnette, un personnage-type, un rouage dans une démonstration qui se veut rationnelle et implacable. Ce décor imaginaire concourt donc à faire de ce récit une parabole de l’émancipation antiraciste, et c’est là que le bât blesse. En outre, l’histoire de l’émancipation des Noirs sous Jim Crow – et du déchaînement de haine des Blancs qui s’y sont opposés – est encore trop peu fouillée et connue du grand public pour en écorner l’image.

L’intérêt du film se trouve peut-être dans l’audace et le sarcasme avec lesquels il peint les travers de la sauveuse blanche, qui se défait peu à peu de ses idéaux naïfs comme elle se dépouillerait de ses oripeaux. Malheureusement, et non sans ironie, Lars von Trier tombe dans le même piège qu’il tend à son héroïne, et finit par mettre les pieds dans le plat des clichés racistes.

2.5

RÉALISATEUR : Lars von Trier
NATIONALITÉ :  danoise
GENRE : drame
AVEC : Bryce Dallas Howard, Isaac de Bankolé, Danny Glover et Lauren Bacall
DURÉE : 139 minutes
DISTRIBUTEUR : les Films du Losange
SORTIE LE 3 juin 2005