Man in black : chant du cygne dans le champ vidé de la cruelle Chine

Il est plutôt rare qu’un réalisateur voie deux de ses films présentés dans des sélections différentes du Festival de Cannes. C’est le cas de Wim Wenders qui a proposé, en séance spéciale, un documentaire Anselm alors que son film de fiction, Perfect Days, était présenté en compétition, son acteur Kōji Yakusho honoré par la prix de la meilleure interprétation masculine. Wang Bing voit deux de ses films documentaires également présentés, avec Jeunesse en compétition pour plus de 3h30, et Man in black, concentré sur une heure, et fonctionnant à la manière d’un monologue et d’une performance :  c’est le compositeur chinois Wang Xilin qui en est le héros et sa performance dans un théâtre vide nous offre des frissons, fait de sons quand lui est free – exilé, comme Wang Bing, en Allemagne. Précisons que le film a pu naître sur la scène du Théâtre des Bouffes du Nord (Paris), en mai 2022, avec la directrice de la photographie, Caroline Champetier, pour le filmer.

Un film documentaire à la fois symphonique, ballet, performance, et à se remémorer…

Wang Xilin a 86 ans et est l’un des compositeurs classiques modernes les plus importants de Chine. Durant la Révolution culturelle chinoise, comme beaucoup, il a été la cible de tortures et de persécutions. À l’image, sur cette scène de théâtre (d’opéra ou d’auditorium), vide comme désaffectée, en dehors du piano sur un côté de la scène, illuminé de ses touches blanches dans sa carcasse noire, on voit l’homme nu marcher lentement et silencieusement : la caméra suit son mouvement, concentré qu’il est sur son corps, vieilli, usé, ridé, marqué – par des signes de torture imagine-t-on –, qui presque se contorsionne, ses pieds, mains, son torse, ce sont des plans sur eux pour faire le corps de l’image avant d’arriver sur son visage, magnifique, qui apprivoise la caméra plutôt que l’inverse. Debout, assis, un escalier, un banc, un aller-retour aux toilettes, c’est tardivement qu’on l’entendra s’exprimer sur la monstruosité des autorités chinoises dont il a été victime, dont il a survécu, quand il sera possible de l’entendre : c’est qu’en même temps détonnent ses symphonies percutantes, faisant en sorte que la musique prenne le pas sur le Verbe, sur l’image. Paradoxe déjà puisque sa création lui aura permis de sur.vivre, quand notre réception est étouffée par ces notes, si fortes, comme l’émotion qui en découle. Wang Bing nous fait éprouver, nous éprouve, à la manière d’une catharsis pour l’homme et pour le spectateur. Ici ce sont l’Histoire de la Chine, le passé d’un homme, la résilience d’un artiste qui sont mises en avant, pour le pire – vécu – et le meilleur – du cinéma. C’est alors que l’homme raconte, dans cette biographie filmée, dansée, hurlée, les étapes les plus marquantes de sa vie : alors qu’il rejoignait l’Armée populaire de libération du Parti communiste chinois, il a l’opportunité d’entrer dans une école de compositeurs – dirigée par l’armée – avant d’entrer au conservatoire de Shanghai, qui n’est pas dépourvu de l’idéologie communiste et qui lui impose des pensées meilleures que l’art qu’il propose : il n’est pas assez « marxiste-léniniste » ! Dénonçant l’asservissement de l’art à la politique, il sera emprisonné, torturé et battu quand son professeur, Lu Hong-en, serait exécuté en 1968 : Révolution culturelle (dès 1966) qu’on l’appelle…, d’autres s’étaient suicidés avant… Quand il ne fait pas le récit des atrocités vécues, assis sur un banc, la caméra continue de le suivre dans son mouvement, tel un danseur, jusqu’au piano, éclairé comme un ange, où il se met à chanter – hurler ! –, sur la musique qu’il a composée, sans spectateur, juste pour lui, et nous : encore plus touchant que ses mots. Wang Bing consacre son image au sujet, plein, dans ce décor étouffant, bien que vide, et filme le personnage comme un vieil animal, ou un insecte, qui se seraient perdus ici… C’est aussi la caméra qui perd parfois volontairement Man in black de vue, en hors-champ, concentré sur l’espace vide – vidé – et sonore, ou le décor du théâtre – ses bancs, balustrades, escaliers, puis couloirs – : souvenirs transposés, souvenirs désespérés, présence dans la disparition de ce fantôme de l’opéra. Wang Bing s’affaire en travaillant ses plans – panoramique circulaire, contre-plongée, jusqu’au regard caméra final – troublants de désespérance et de beauté.

Quand l’image et le son sont des cris de douleur réunissant et ressuscitant deux Wang, c’est un bienfait des Dieux.

À travers ce film performance, témoignage, politique, et esthétique, Wang Bing parvint une nouvelle fois à traduire par – et pour – l’image l’expérience humaine : ici elle n’est pas des moindres, pour cet « homme en noir » – titre inspiré d’une chanson –, et rappelle de quelle souffrance est construite son peuple, obligé de se déshumaniser pour subsister jusqu’à la saison nouvelle. À l’inverse du cri du personnage qui pleure un « Je ne veux pas y penser », le cinéaste nous engage à ne pas oublier, et honore de son pays les rescapés.

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RÉALISATEUR : Wang Bing
NATIONALITÉ : Chine 
GENRE : Documentaire performance
AVEC : Wang Xilin et ses symphonies
DURÉE : 60 minutes
DISTRIBUTEUR : Asian Shadows
SORTIE LE Prochainement