Lost Highway : faux-fuyant

A toute allure sur une route faiblement éclairée par les feux d’une voiture, le septième long métrage de David Lynch, Lost Highway, donne déjà à voir, mais surtout à entendre l’essentiel : alors que nous suivons un marquage jaune, tel un funambule dans une nuit sans fond, Bowie chante « No return, I’m deranged ». Premier film post-Twin Peaks du cinéaste américain, Lost Highway marque le début d’une série de longs métrages située à Los Angeles, théâtre de toutes les excentricités. Une œuvre sensorielle, au plus proche de la psyché et des instincts, souvent comparé à un ruban de Möbius. 25 ans plus tard, Lost Highway revient hanter nos esprits dans une version remastérisée en 4K, approuvée par le metteur en scène.

Le regard sombre, Fred Madison observe sa femme Renée. Elle ne souhaite pas l’accompagner à son concert, elle préfère rester lire à la maison. Alors qu’il souffle dans son saxophone, le doute continue de le ronger : est-ce que Renée le trompe ? L’oreille accrochée à un combiné, il entend la sonnerie, les tonalités s’enchainent et il s’imagine déjà le pire. Une fois de retour, Fred retrouve sa femme endormie. Les jours suivants, le couple se met à recevoir des cassettes anonymes : on y voit l’extérieur de la maison, puis l’intérieur. Sur la dernière cassette, Fred découvre à l’image Renée allongée près du lit, assassinée. Inculpé, le saxophoniste ne comprend pas, il ne se souvient de rien du tout : est-il réellement le meurtrier ou est-ce un coup monté, une conspiration ?

A toute allure sur une route sans destination, Fred fuit et hurle à jamais, sur fond des musiques de Bowie, Rammstein et Manson

Sorte de film noir, Lost Highway s’apparente à un dédale aussi torturé que précieux. Un récit patiemment construit autour de motifs, de figures, de couleurs et de paroles révélatrices. Volontairement déconcertante, l’œuvre de David Lynch tente de créer un nouveau rapport avec le spectateur : un véritable cinéma d’immersion, où il faut accepter les règles d’un espace-temps propre au film. L’esprit de Fred Madison, paranoïaque et jaloux, déborde et envahit tous les recoins de l’image : la maison du couple est à l’image de ses ruminations. L’ambiance est pesante et les regards tendus. Et il y a ce rideau rouge, motif récurrent dans le cinéma du réalisateur, symbole d’une mise en abyme : derrière le tissu, la possibilité d’un autre monde, d’une autre vie, d’un autre soi. Lorsque les cassettes commencent à arriver sur le palier de la maison, la violation de l’intimité s’ajoute à la paranoïa. Si la première vidéo anonyme montre uniquement l’extérieur de la maison, elle accède bientôt à l’intimité, jusqu’à la chambre à coucher. Le couple devient à son tour spectateur, sentiment exacerbé par les étranges prises de vues : la caméra semble flotter dans la maison, libre et en même temps obnubilée par le lit conjugal. Qui est à l’origine des vidéos ? Dans un exercice de mise en abyme, on peut considérer que nous sommes coupable de voyeurisme, mais c’est un peu plus complexe que ça, et le film s’amuse justement des détectives cartésiens. Lorsque les deux inspecteurs s’engouffrent dans la maison, ils partent à la recherche d’indices, en vain. Aucune porte n’a été fracturée, aucune fenêtre brisée, il n’y a rien outre ce couple en crise. Lors d’un curieux échange, on apprend une information essentielle sur Fred Madison : le musicien n’aime pas les vidéos. En effet, il préfère se rappeler lui-même du passé, avec sa propre lecture des évènements. Des souvenirs potentiellement recomposés, en adéquation avec son état d’esprit ou sa morale. Il joue sa propre musique intime, quitte à travestir la réalité. Une manière de se protéger et éventuellement d’enfouir une culpabilité trop dévastatrice.

Fuir partout, dans le présent et le passé, dans une cellule de prison ou à vive allure dans une longue et intense course-poursuite avec la police. Une barrière se lève toutefois sous la forme d’un mystérieux et intense personnage. Fred ne se souvient pas l’avoir déjà rencontré, mais l’homme est certain du contraire : « Nous nous sommes déjà rencontrés ». Il dit être à l’origine des vidéos, aussi il sait, il connaît la vérité sur Fred Madison. Peu de temps après, Pete Dayton, un jeune homme dans la fleur de l’âge, apparaît. Le ton change, on retrouve l’esprit bon enfant de Twin Peaks, la fabrication d’une Amérique idéalisée. En bon ruban de Möbius, la fuite ne fonctionne qu’un temps : la part sombre est inscrite, indélébile. La mort rôde autour du duo, double-face d’une personnalité fracturée. A toute allure sur une route sans destination, Fred fuit et hurle à jamais, sur fond des musiques de Bowie, Rammstein et Manson. Un voyage magnétique aux confins de l’inconscient.

RÉALISATEUR : David Lynch
GENRE : Drame, fantastique
AVEC : Bill Pullman, Patricia Arquette, Balthazar Getty. 
DURÉE : 2h15
DISTRIBUTEUR : Potemkine Films
REPRISE LE 7 décembre 2022 (sortie initialement en 1997)