L’Etrange Festival fête cette année ses trente ans. Nous n’étions pas là à ses débuts, notre cinéphilie étant bien plus récente, et pourtant il s’est fait progressivement au cours de la décennie 2010 une place précieuse dans nos coeurs. Car à L’Etrange Festival règne un immense amour du cinéma, peut-être plus fort que dans tous les festivals, y compris les plus prestigieux que nous avons pu fréquenter, un amour du cinéma qui en vient à défendre des films modestes, même imparfaits, même mal fichus, à partir du moment où y surnagent de véritables idées de cinéma et de mise en scène, un amour des acteurs et de la vie, une passion authentique du Septième Art. C’est pour cela, cette passion chaleureuse, cette cinéphilie sans a priori, au-delà des frontières, des genres et des chapelles, que nous aimons profondément l’Etrange Festival. L’Etrange Festival nous a permis de faire de superbes découvertes et surtout d’élargir notre cinéphilie en nous faisant à chaque fois surprendre par des films-météorites tombés de nulle part. C’est pour cela qu’on l’aime, pour cette programmation passionnée et audacieuse, incarnée dans le superbe livret de présentation du Festival, cette cinéphilie qui va en-dehors des sentiers battus explorer des chemins de traverse, ces points de vue inattendus et singuliers. Et c’est surtout, plus prosaïquement et simplement, l’occasion de passer de très bonnes soirées de cinéma!
Si je vous dis Choi Min-sik, vous allez tous me répondre en choeur Old Boy et vous n’aurez pas tort! Ce bon vieux Choi est de retour dans Exhuma, un superbe film coréen de fantômes, magnifiquement mis en scène par Jang Jae-Hyeon. Esprits maléfiques, excavations nocturnes, possessions de corps, rien de nouveau a priori au programme. Pourtant tout cela apparaît comme neuf, comme si c’était filmé pour la première fois, par la grâce d’une mise en scène inspirée, riches en points de vue et angles inattendus. Dans la dernière demi-heure du film, on se retrouve même avec les personnages du film ayant écrit des textes de malédiction à-même leurs visages pour faire fuir les spectres, et ouvrant une mystérieuse tombe au fin fond d’une forêt. Vous me direz Twin Peaks et vous n’aurez pas tort non plus. On retrouve l’atmosphère très chamanique propre à la série. Exhuma, donc un très bon moment, à ne pas manquer, pour ceux qui ne l’auraient pas vu.
Dans cette trentième édition historique, à marquer d’une pierre blanche, des invités prestigieux (James G. Thirwell, Coralie Fargeat, Noémie Merlant, Stéphan Castang, Alexis Langlois) nous font partager leur amour du cinéma de genre à travers de passionnantes cartes blanches. On retrouve également les parrains historiques du Festival, Alejandro Jodorowsky (pour une version Director’s cut de Tusk) , Gaspar Noé, l’ombre de Todd Browning (les incontournables Freaks et L’Inconnu dans des cartes blanches) et la présence indispensable de l’inénarrable Christophe Bier, historien du cinéma, réalisateur et acteur. Il suffisait de longer le couloir menant de la salle 500 à la salle 300 pour se retrouver dans un univers tout aussi étrange et singulier que celui d’Exhuma.
Oui car l’exubérant Christophe Bier programmait deux films dans le cadre d »une soirée avec Christophe Bier », en rendant hommage à l’illustre Jean-Claude Rémoleux. Si vous ne le connaissez pas, Jean-Claude Rémoleux, c’est cette silhouette massive et placide de second rôle inoubliable, ayant trainé ses guêtres dans Le Procès de Welles ou Mon Oncle de Tati, et apparu dans bon nombre de films, parfois pas plus de quelques secondes. Il existe même un club des admirateurs de Jean-Claude Rémoleux, association à laquelle Christophe Bier appartient. Jean-Claude Rémoleux avait même eu droit à sa mort à un hommage d’Olivier Assayas dans Les Cahiers du Cinéma, intitulé « Disparition d’une apparition ».
Christophe Bier a ainsi présenté deux films où joue Rémoleux dans des rôles d’une certaine consistance, Chut! de Jean-Pierre Mocky et Le Chant du départ de Pascal Aubier. Chut!, film quasiment invisible de Mocky, fait pourtant partie de sa grande période des années 70. La copie était très usagée et a même cédé au bout de trente minutes, ce qui ne la rendait que plus précieuse à voir. Défense des petits épargnants, hymne anarchiste et libertaire, Chut! montre de manière acérée et irrésistiblement drôle le monde comme un asile de fous, ce qui est plutôt pertinent et pas si loin de la vérité. Avec son style sec, net et sans fioritures, Mocky met parfaitement en valeur le tandem Jacques Dufilho et Michael Lonsdale qui s’accordaient de manière remarquable au ton délirant de l’oeuvre.
Le Chant du départ de Pascal Aubier apparaît de prime abord comme une curiosité. Film le plus notable d’un assistant de Godard et Deville, cette oeuvre montre des quidams inadaptés dans la France des années 70, en alternant les scènes de dîners dans une sorte de pension de famille et des séquences entièrement musicales sur la vie individuelle de ces quidams. Le film prend une tournure dramatique lorsque l’un des convives (Rufus) fait apparaître une arme à l’un des dîners du groupe… A la fin du film, Le Chant du départ devient un portrait déchirant de la France giscardienne, où les anonymes crèvent de solitude. Une belle découverte à mettre encore au crédit de L’Etrange Festival, où la très belle Brigitte Fossey qui n’a sans doute pas fait la carrière qu’elle méritait, Paulette Frantz, Germaine Monteiro, Rufus, Jacques Rispal et donc Jean-Claude Rémoleux participent au dîner hebdomadaire, entre Taxi Driver et Le Charme discret de la bourgeoisie. Avec trois films, L’Etrange Festival nous a encore une fois régalés de propositions cinématographiques inattendues et jubilatoires.