L’Etrange Festival 2024 : le maître des magiciens

Un vendredi 13, date symbolique de sinistre mémoire, quoi de mieux, pour se sentir à l’abri, que de se rendre à l’Etrange Festival? Pas de doute, on se sent en sécurité, chez soi au Forum des Images, à voir les choses les plus étranges arriver à l’écran, entre meurtres, décapitations, transgressions diverses et variées, alors que, bien assis, rien de bien grave ne peut en fait nous atteindre.

Ce vendredi 13, L’Etrange Festival a concocté un joli programme original et décalé, comme à son habitude. Tout d’abord, la première adaptation d’un roman réputé inadaptable, Le Maître et Marguerite, oeuvre de l’écrivain soviétique Mikhail Boulgakov. écrite entre 1927 et 1940. Cette oeuvre considérée comme l’un des romans majeurs du XXème siècle est révérée par de nombreux admirateurs, en particulier dans le monde du rock : Salman Rushdie, les Rolling Stones, Franz Ferdinand, Pearl Jam, etc. Extrêmement complexe, avec a minima trois intrigues qui se superposent, le roman semblait impossible à adapter. C’est finalement un jeune réalisateur américain d’origine russe Mikhaïl Lokchine qui y est parvenu, avec, à la distribution, August Diehl (Une vie cachée de Terrence Malick) et Claes Bang (The Square de Ruben Ostlund). On notera que le film s’est concentré sur la partie moscovite de l’intrigue et a quasiment abandonné la partie dévolue à Jérusalem et Ponce Pilate. Extrêmement bien réalisé, techniquement, le film accède par moments à des accents quasiment felliniens, dans la monstration d’un délire organisé. Néanmoins il est difficile de considérer que le film permet de s’attacher aux personnages ou de se passionner pour une intrigue pour le moins tarabiscotée. Le Maître et Marguerite semble ici se résumer à un enchaînement brillant mais mécanique et sans âme de plans. Le film aura peut-être le mérite de lever un tabou et de montrer le chemin pour de bien meilleures adaptations.

A côté de la profusion stérile du Maître et Marguerite, il fallait quelques mètres pour rejoindre la séance exceptionnelle de Tusk d’Alejandro Jodorowsky. Pourtant la séance affichait complet mais par un tour de passe-passe, nous finîmes par rejoindre la salle 500 du Forum des Images avec un ticket chanceux. Alejandro Jodorowsky, il faut dire que c’est le grand parrain de L’Etrange Festival, auteur de nombreux films cultes (El Topo adoré par John Lennon, La Montagne sacrée, Santa Sangre), révéré par Nicolas Winding Refn et particulièrement illustre pour son projet mythique d’adaptation de Dune, bien avant le film de Lynch et le diptyque de Denis Villeneuve. Assez peu reconnu à Cannes, hormis deux sélections à la Quinzaine des réalisateurs, Jodorowsky se sent comme chez lui à L’Etrange Festival. Après la présentation en 2022 du Voleur d’arc-en-ciel, Jodo, pour les intimes, continue à revisiter son oeuvre en proposant une nouvelle version de Tusk, son conte pour les enfants de 1980. Pour le trentième anniversaire de L’Etrange Festival, c’est sans doute le cinéaste chilien de 95 ans qui a apporté le plus beau cadeau. Sortant de l’exubérance inutile du Maître et Marguerite, nous fûmes rapidement conquis par le sens de l’épure et l’âme qui se dégagent de cette nouvelle version de Tusk. Jodorowsky a effectué un énorme travail de montage, revisionnant tous ses rushes, la colorimètrie et la bande sonore, réduisant son film de moitié, de 2h à 1h08. Ce travail de révision des films, aboutissant à une nouvelle version, s’apparente un peu à celui de Francis Ford Coppola pour certains de ses films les plus célèbres, Apocalypse now, Outsiders, Le Parrain 3. Cependant, dans son entreprise de résurrection, Jodorowsky adopte davantage la voie de réduction et d’épure d’un Claude Sautet que celles des versions longues proposées la plupart du temps par Coppola (sauf pour Le Parrain 3). Ne perdant pas de temps, Jodorowsky va directement à l’essentiel et évite les longues mises en situation. Le film trouve ainsi un rythme inespéré, en mettant en parallèle les destins d’un éléphant et d’une jeune fille. Se dégage également de cette version un arrière-plan mystique et spirituel, dans le va-et-vient entre Occident et Orient. On peut tout juste regretter dans les vingt dernières minutes quelques ralentis superflus et moins convaincants (par manque de prises?) qui alourdissent un peu le long métrage, sans pour autant atténuer la bonne impression d’ensemble. Si Jodorowsky, à son âge vénérable, limite un peu ses déplacements, pour économiser son énergie, ce qui est bien normal à 95 ans, son esprit est toujours resté aussi vif, nous rappelant que Tusk représentait sa dernière tentative de réaliser un film commercial, et qu’il a donc fallu plus de quarante ans pour réparer enfin ce film, en lui donnant la version qu’il méritait. La belle Cyrielle Clair assistait dans le public à la renaissance de ce film qui lui a permis de briller en rôle principal. Accompagné sur scène de sa tendre épouse Pascale, il a même annoncé la sortie prochaine, en novembre, de son dixième film, Amor Puro, dernier volet de sa trilogie autobiographique. initiée par La Danza de la realidad et poursuvie par Poésia sin fin, volet qui serait tout aussi créatif et innovateur que le reste de son oeuvre,

Après le choc Jodorowksy, il ne restait plus qu’à voir en toute fin de soirée un nouveau documentaire, S/he is still her de David Charles Rodrigues, sur un personnage tout aussi fascinant, Genesis P-Orridge. Pour les novices, Genesis P-Orridge n’a strictement rien à voir avec le groupe de rock progressif, Genesis. Il s’agit tout à l’opposé d’un des créateurs du rock industriel, d’un des provocateurs ultimes du rock, s’affranchissant des normes sociales en faisant la promotion de l’art et du sexe comme principales voies de connaissance. Marie Losier lui avait déjà consacré un documentaire présenté à L’Etrange Festival en 2011, The Ballad of Genesis and Lady Jaye. Cette fois-ci, c’est le portrait autorisé qui est sélectionné par L’Etrange Festival, intitulé par ailleurs The Official Genesis P-Orridge Documentary. Documentant à l’aide de nombreuses images d’archives, de l’enfance à la mort, le fabuleux destin de Genesis P-Orridge, il décrit avec exactitude le parcours de cette personnalité hors normes, fondatrice de COUM Transmissions, Throbbing Gristle et Psychic TV. Genesis a bénéficié du parrainage de William Burroughs qui lui indiqua que son rôle consistait à « court-circuiter le contrôle », et lui présenta Brion Gysin, inventeur du cut-up et artiste graphique, qui devint son mentor. Si le documentaire est globalement passionnant, il finit par se répéter un peu dans son dernier tiers, au moment du déclin de Genesis et de sa mort inéluctable. N’empêche, pour un vendredi 13, croiser ainsi les chemins de Boulgakov, Jodorowsky et Genesis P-Orridge, trois artistes d’envergure, c’est une belle célébration. Merci l’Etrange Festival!